SECTION II. Questionnement et objectif

Pour le chercheur, l’exclusion pose d’abord un problème d’ordre épistémologique. Notion du langage commun, elle se dérobe à toute définition précise et nous entraîne dans un tourbillon vertigineux en nous plongeant dans un terrible paradoxe, le vide qu’elle incarne saturant les discours. Regroupant en son sein une multitude de phénomènes, la description prime ici sur l’analyse. Dès lors, nous pouvons considérer l’exclusion comme une prénotion au sens où l’entendait E. Durkheim 34 : notion vulgaire que nous prenons pour la chose elle-même. Les prénotions renvoient le plus souvent à l’analogie. Utilisées dans la pratique ordinaire, elles s’opposent à une discrimination rigoureuse des objets, des propriétés de ces objets et des relations constituées par eux et autour d’eux.

Commentant E. Durkheim, P. Bourdieu 35 définit les prénotions comme des représentations sommaires formées par et pour la pratique et qui tiennent leur évidence justement des fonctions qu’elles remplissent. Ici, le danger se dessine et prend corps dans le piège de l’imposition de problématique. Travaillant sur le thème de l’immigration, A. Sayad souligne l’impact de cette imposition: "(…) l’immigré dont on parle (dont parlent la science et toutes les sciences, dont parle le discours politique etc.) n’est à vrai dire que l’immigré tel qu’on l’a constitué, tel qu’on l’a déterminé." 36 Ainsi, il y a "(…) imposition de problématique que le chercheur subit et dont il se fait le relais toutes les fois qu’il reprend a son compte les questions qui sont dans l’air du temps." 37 Cette imposition est très forte quand on étudie des populations dominées ou qui "posent problème", il faut donc veiller à ne pas légitimer telle quelle la notion d’exclusion et à prendre la distance nécessaire à l’analyse.

Nous formaliserons cette distance par un questionnement, matrice première et trame de fond de notre recherche. Ce questionnement porte sur la façon dont les individus dits S.D.F. sont pensés, représentés mais aussi construits dans et par les discours.

Nous considérons, en effet, les réalités sociales comme des constructions, le plus souvent inconscientes, historiques et quotidiennes des acteurs individuels et sociaux. Les objets du monde ne nous sont pas donnés immédiatement à voir, ainsi nous ne sommes jamais confrontés au réel sans la médiation au préalable d’un filtre (ou d'une grille de lecture) apposé sur ce dernier. La réalité, mosaïque de représentations sur les objets qui nous entourent, n’émerge qu’au terme d’un processus de symbolisation. Nous pouvons considérer le concret comme le lieu à partir duquel se construit cette réalité. C’est par l’acte de dénomination que celui-ci prend corps, qu’il devient objet d’échange et qu’il se constitue ainsi en réalité. M.L. Rouquette définit un objet social "(…) comme un ensemble réfléchi de pratiques entre les hommes y compris les discours tenus sur ces pratiques(…)" 38 Dans ce cadre, l'objet social est conçu, par l'auteur, comme le référent d'une pluralité de discours et c'est l'ensemble des énoncés produits à son égard qui lui donne sa réalité.

C’est donc moins la réalité des processus menant à l’exclusion que les effets du travail d’énonciation à travers lesquels la réalité de l’exclusion est construite que nous nous proposons d'étudier. Ainsi, nous pensons l’exclusion moins comme objet que comme discours, moins comme situation que représentation.

Pour D. Jodelet, la première caractéristique des représentations est d'être "une forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourant à la construction sociale d’une réalité commune à un ensemble social" 39 . Les représentations ne sont pas une simple copie de la réalité, elles sont une organisation et une interprétation de celle-ci, régissant les interactions sociales. L'auteur précise que ces dernières "(…) nous guident dans la façon de nommer et définir ensemble les différents aspects de notre réalité de tous les jours, dans la façon de les interpréter, statuer sur eux et, le cas échéant, prendre position à leur égard et la défendre." 40

Le mode de lecture que nous adoptons induit une dimension arbitraire dans l’existence même des objets du monde, ces derniers ne prenant corps qu’à l’instant où ils sont dénommés par le discours collectif, aussi une mise au point s’impose: nous ne nions pas la réalité de la souffrance psychique et physique de personnes en grande détresse, simplement nous décentrons notre regard en partant non pas de l'objet mais du sujet percevant cet objet et des représentations que celui-ci forge sur le monde.

Bien avant nous, les sociologues étudiant les processus de désignation affirmaient déjà que c’est la réaction sociale qui nous fait connaître les objets et que c’est la pleine connaissance de ces processus de désignation qui permet une mise à distance du sens commun.

Cette mise à distance du sens commun signifie ici prendre du champ. Nous ne considérons pas la notion d’exclusion comme naturelle ou comme un donné. Nous ne qualifierons pas tel ou tel individu d’exclu "en soi" en examinant sa trajectoire de vie. Nous ne posons pas l’exclusion comme axiome de base, nous l’interrogeons en un mouvement de déconstruction précédant la réflexion sur la construction sociale de la réalité. Cette construction correspond, en fait, à la façon dont une société va appréhender dans ses discours mais aussi dans ses pratiques certains de ses membres et cela à travers les représentations qu’elle formule et les catégories qu’elle élabore.

C’est au niveau des discours circulant sur les S.D.F. que nous allons travailler, car les représentations "(…) circulent dans les discours, sont portées par les mots, véhiculées dans les messages et images médiatiques (…)" 41 . En suivant les analyses de A. Greimas 42 , nous ajouterons que la langue a une dimension constitutive de la société et que les systèmes connotatifs portent en eux l'essentiel des représentations qui non seulement inscrivent la culture dans l'homme mais qui la projettent devant lui sous forme d'objets culturels distanciés.

Cette recherche n’a donc pas pour finalité de proposer des solutions au douloureux problème de l'exclusion. Elle se propose plutôt d'étudier à la lueur de la pensée sociale l'image de l'individu dit exclu et plus précisément celle du S.D.F. ainsi que les mécanismes qui président à la construction de cette image. Dès lors, ce travail s'inscrit dans l'espace du symbolique, lieu d'échanges et de partage du sens circulant à travers notre société et dans lequel les interactions sociales se tissent.

Nous avons situé notre questionnement sur les personnes sans domicile fixe au carrefour de trois dimensions: une dynamique de sens et de contresens, un héritage historique et une inscription culturelle par l'entremise des valeurs fondatrices. L'objectif de cette recherche consistera à repérer les représentations sociales formulées sur les personnes sans domicile fixe en inscrivant la question S.D.F. dans sa filiation historique et en cherchant les traces de cet héritage dans les discours contemporains sans pour autant renier la dimension actuelle de l'exclusion. Ce repérage des représentations que nous entendons, à la suite de Cl. Herzlich 43 , comme des formes d’expression sociale et culturelle, nous permettra de remonter, en amont, vers les éléments qui les génèrent. Nous inscrivons, ainsi, notre questionnement sur les représentations sociales dans une perspective historique et génétique et nous envisageons ces dernières comme révélatrices, à une plus large échelle, d'un système de significations cohérent à l'intérieur d'une société donnée. Dès lors, nous considérons le recueil des représentations véhiculées sur les personnes S.D.F. comme l'étape nécessaire à l'intelligibilité de l’ordre du monde que révèle ou que masque ce nouveau Janus aux deux visages qu’est l’exclusion.

C'est donc, à l'intérieur du vaste territoire de la psychologie sociale, en un point précis que nous inscrivons notre étude sur les représentations: au carrefour de perspectives historique et culturelle et nous allons, dans les deux sections suivantes, exposer les motifs qui ont contribué au choix de cette position.

Notes
34.

E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, (1937), P.U.F. éd., 1995, p. 18.

35.

P. Bourdieu et Coll., Le métier de sociologue, Mouton éd., (1968), 1983, p. 28.

36.

A. Sayad, "Coûts et profits de l’immigration. Les présupposés politiques d’un débat économi- que", Actes de la recherche en sciences sociales, n°61, 1986, pp. 79-82.

37.

P. Bourdieu, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Seuil éd., 1992, p. 210.

38.

M.L. Rouquette, Sur la connaissance des masses. Essai de psychologie politique, P.U.G. éd., 1994, p. 142.

39.

D. Jodelet, "Représentations sociales: un domaine en expansion", in D. Jodelet, Les représentations sociales, P.U.F. éd., (1989), 1997, pp. 47-78.

40.

Idem, p. 53.

41.

Ibid. p. 48.

42.

A. Greimas, Du sens, Seuil éd., 1970, p. 100 et suivantes.

43.

Cl. Herzlich, Santé et maladie. Analyse d'une représentation sociale, Mouton éd., 1969.