SECTION III. Dimension socio-historique

1. Bases théoriques des représentations sociales

S. Moscovici, père fondateur du courant de recherche sur les représentations sociales, a développé et dépassé les conceptions d' E. Durkheim 44 sur les représentations collectives. Ce dernier avait spécifié la pensée sociale par rapport à la pensée individuelle, mais le cadre théorique paraissait flou. Pour S. Moscovici, toute représentation a une texture psychologique autonome et appartient à une culture propre. Rompant avec le behaviorisme, l'auteur affirme "qu'il n'y a pas de coupure donnée entre l'univers extérieur et l'univers de l'individu ou du groupe, que le sujet et l'objet ne sont pas foncièrement hétérogènes dans leur champ commun" 45 . La réaction à l'objet n'est pas une réponse à un stimulus, au contraire, stimulus et réponse se forment dans le même temps. Dès lors, un objet n'existe pas en lui-même, c'est la relation entre un sujet et un objet qui fonde ce dernier. Ainsi, une représentation n'est pas une image ou une reproduction passive d'un objet qui serait existant mais remodèle et reconstruit les éléments perçus dans notre environnement. Les représentations sont des processus, des systèmes transformant les objets de l'environnement immédiat en une connaissance utilisée dans la vie quotidienne et "déterminent le champ des communications possibles, des valeurs, des idées présentes dans les visions partagées par les groupes et règlent les conduites désirables ou admises." 46

Les représentations ont une double composante: psychique et sociale. Elles sont d'abord "un processus psychique apte à rendre présent dans notre univers intérieur ce qui se trouve à une certaine distance de nous." 47 . Il en résulte une "figure" de l'objet. Toute représentation est une représentation de quelque chose. De plus, par cette opération, l'objet est rendu signifiant, il prend du sens en rentrant dans une série de mises en rapports et d'articulations avec d'autres objets qui sont déjà là. Il en épouse, par le jeu de la reconstruction, les propriétés tout en y ajoutant les siennes. Ainsi, dans le réel, la structure de chaque représentation apparaît dédoublée, elle a deux faces qui sont la figure et la signification. Ces modalités définissent les représentations comme un ensemble structuré et organisé. La notion de figure renvoie, ainsi, à une reproduction mais surtout à une expression et à une production du sujet. S. Moscovici ne se réfère pas, dans sa démonstration, à la Gestalttheorie, toutefois ce courant de pensée a défini la figure comme une forme émergeant d'un ensemble. Dans ce cadre, l'objet n'existe que dans sa relation avec un fond sur lequel il se détache. W. Köhler 48 a défini une forme comme une totalité organisée perçue par l'individu. Selon cette école, les éléments constitutifs d'une forme sont interdépendants et l'on ne peut en modifier une partie sans en transformer la totalité. Une forme est composée de données premières ou d'unités perceptives s'imposant à la conscience 49 et le monde qui nous entoure est entendu comme une mosaïque de formes significatives appréhendées comme un tout. Il faudra attendre les travaux de K. Lewin 50 sur la théorie du champ pour que la perception devienne une activité et donc une construction de l'environnement par le sujet. Un champ est l'ensemble des éléments en interaction mutuellement interdépendants dans l'ici et le maintenant. L'auteur place l'individu à l'intérieur même du champ, en interaction constante avec le monde extérieur. Dès lors, le champ devient un espace subjectif, rempli par l'ensemble des objets que l'individu, toujours confronté au groupe, se représente. Ainsi, le champ n'est plus une entité extérieure au sujet mais devient une construction sociale et la perception, loin d'être un enregistrement passif ou un décalque de données extérieures, construit la réalité tout en la découvrant. Percevoir, c'est donc comprendre, saisir une signification globale 51 et se référer, implicitement, à un stock de connaissances acquis. Les travaux de S. Moscovici, notamment sa rupture d'avec le behaviorisme et la définition qu'il donne de la figure résonnent de cette école de pensée et la prolongent. Si K. Lewin avait souligné l'impact des interactions à l'intérieur du champ, S. Moscovici insiste sur la deuxième composante des représentations qui est celle d'être sociale, ces dernières étant produites et engendrées collectivement. Dépassant les oppositions que soulève ce débat au sein de la communauté scientifique, l'auteur souligne qu'il ne suffit pas de déterminer l'agent qui produit la représentation mais bien plutôt d'analyser la fonction de celle-ci qui réside dans "les processus de formation des conduites et d'orientation des communications sociales" 52 . Une telle fonction est spécifique et c'est à son propos que l'auteur définit les représentations comme sociales et comme système d'interprétation du monde.

Dans un axe parallèle, D. Jodelet aborde les représentations "comme le produit et le processus d'une activité d'appropriation de la réalité extérieure à la pensée et d'élaboration psychologique et sociale de cette réalité" 53 . Ainsi, les représentations recèlent une double dimension: un aspect constituant (les processus) et constitué (les contenus). Se représenter nécessite, nous l'avons souligné, un acte de pensée spécifique reliant un sujet et un objet absent. La représentation restitue symboliquement cet objet imprégné de la pensée et de l'activité du sujet. Dès lors, deux vecteurs sont présents dans le processus de représentation: une dimension cognitive référant aux mécanismes de la pensée et une dimension sociale.

La signification des représentations est déterminée, comme l'a souligné J.Cl. Abric 54 , par le contexte discursif c'est à dire par la nature des conditions de production du discours. Ce sont ces conditions qui permettent d'accéder aux représentations. Le contexte social joue un rôle dans la signification. La place du groupe producteur des représentations dans le système social mais aussi l'environnement idéologique ne sont pas anodins. Dès lors, les représentations sont toujours, par nature, sociales et sont fondamentales dans la dynamique des interactions et des pratiques. Elles autorisent une compréhension des objets qui nous entourent et, en formulant les cadres de référence de ce savoir commun, permettent la communication sociale sur ces objets. Bien plus, elles définissent l'identité sociale des groupes et tracent les contours des catégories. Enfin, en prenant la forme d'un guide pour l'action, ces dernières sont prescriptives de comportements et reflètent, dès lors, la nature des règles et des liens sociaux dans chaque culture.

Notes
44.

E. Durkheim, "Les représentations individuelles et les représentations collectives", in Sociologie et philosophie, (1924), P.U.F. éd., 1973.

45.

S. Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, P.U.F. éd., (1961), 1976, p. 46.

46.

Idem, p. 49.

47.

Ibid. p. 61.

48.

W. Köhler, Psychologie de la forme, Gallimard éd., 1964.

49.

P. Guillaume, La psychologie de la forme, Flammarion éd., (1937), 1948.

50.

A. Marrow, Kurt Lewin, E.S.F. éd., 1972.

51.

J. Stoetzel, La psychologie sociale, Flammarion éd., 1963.

52.

S. Moscovici, op. cit., p. 75.

53.

D. Jodelet, op. cit.

54.

J.Cl. Abric, "Les représentations sociales: aspects théoriques",in J.Cl. Abric, Pratiques sociales et représentations, P.U.F. éd., 1994, pp. 11-35.