2. L'héritage de la pensée sociale

Rester dans une dimension contemporaine et effectuer une lecture a-historique des objets qui nous entourent, c'est parier à chaque fois sur l'apparition d'un nouveau phénomène. C'est aussi croire en une amnésie chronique de nos sociétés et des individus qui les portent ou bien c'est adhérer à une image de l'homme libre, individualiste et autonome, capable d'inventer son présent, un présent réduit d'ailleurs à néant puisque celui-ci, par définition fugace, serait oublié à la seconde même où il prendrait forme.

Cette vision n'est pas la nôtre. En effet, la perspective qui nous anime renvoie aux produits des élaborations antérieures et aux processus en cours de restructuration. Nous suivons P. Corcuff 55 quand il affirme que le monde social se construit à partir des préconstructions passées et que ces formes sociales sont reproduites, transformées, réappropriées alors que d'autres sont inventées dans les pratiques et les interactions de la vie quotidienne des acteurs.

On observe toujours un phénomène à un moment daté de son histoire. Ce dernier peut prendre des formes et des significations variables à travers le temps mais c'est en l'inscrivant dans sa propre dynamique de développement et en en cherchant ses conditions de possibilités que ce phénomène peut atteindre un certain niveau de compréhension.

Les recherches sur les représentations ont permis de mieux mesurer la dimension socio-historique de la pensée sociale et le poids de la mémoire dans notre quotidien. Pour J.Cl. Abric 56 , toute réalité est représentée c'est-à-dire appropriée, reconstruite, intégrée dans un système de valeurs dépendant de l'histoire de l'individu ou du groupe et du contexte social qui l'environne. Dans le même esprit, M.L. Rouquette insiste sur la propriété fondamentale des représentations qui est celle d'être historique 57 . Ces dernières, en effet, peuvent être entendues d'abord comme le produit de l'histoire. Nous n'inventons jamais notre pensée à partir du néant. Nous recevons, notamment par la socialisation primaire, mais aussi secondaire, tout un système de valeurs transmis en héritage en tant que modèle culturel auquel nous nous conformons. Illustrant l'inculcation des valeurs sociales, C. Castoriadis nous dit que "la mère est auprès du nouveau-né le porte parole agissant de milliers de générations révolues." 58 Ces générations font entendre l'écho de leurs voix, c'est ainsi qu'il faut comprendre leur pérennité. Le résultat de cette socialisation sera le fonctionnement adéquat de l'individu au sein du social. Ce qui est transmis dans cet héritage dépasse l'individu qui s'en est fait le médiateur et donne accès à un monde de significations instituées, à un monde déjà-là.

Bien sûr, l'individu n'est pas une simple cire sur laquelle la société apposerait son sceau, il est aussi un acteur et porte en lui l'adhésion au projet social, incarne et réalise la société dans laquelle il évolue. La question ontologique autant que l'opposition entre individus et société est selon, l'expression de C. Castoriadis, une "fallace totale" 59 . C'est dans l'interaction de ces deux pôles indissociables que sont l'individuel et le social, c'est dans cette dynamique relationnelle que l'individu apparaît.

S. Freud 60 lui-même n'opposait pas la psychologie individuelle à la psychologie sociale arguant que l'on ne pouvait faire abstraction des rapports qui existent entre l'individu et ses semblables. L'héritage que nous recevons passe par tout un ensemble de pratiques, ne serait-ce que les discours, et se retrouve dans nos représentations du monde.

Les travaux de M. Halbwachs nous ont appris qu'il n'y avait pas de mémoire purement individuelle, celle-ci a une dimension collective et surtout se moule dans les catégories du social en y laissant son empreinte: "Il n'y a peut-être pas un milieu, pas un état des pensées ou des sensibilités d'autrefois dont il ne subsiste des traces (…)" 61 G.N. Fischer 62 définit la mémoire comme un arrière-fond de savoirs partagés qui assure la pérennité des représentations au sein d'une formation culturelle et sociale.

Parler de pérennité des représentations nous paraît excessif. Les phénomènes sociaux ont leur dynamique, ils ne sont pas immuables ou figés et les changements existent. L'évolution du lexique en est d'ailleurs un indice, le langage étant le reflet de ce qui est nommable et pensable. L'apparition de la notion d'exclusion et le succès de son emploi sont déjà les signes d'une autre façon de se représenter les objets qui nous entourent. Dans cinquante ans, peut-être, le discours collectif ne parlera plus d'exclusion, d'autres mots auront pris le relais. Toutefois, ces mots seront chargés de sédiments et l'écho de la notion se fera entendre par toutes les traces que le travail des hommes aura laissées: textes de loi, mesures administratives, rapports scientifiques… Autant de manières de penser et de concevoir le monde et les problèmes qui se sont posés à une époque donnée. Ces manières de penser se transmettent dans notre quotidien qui modèle, le plus souvent à notre insu, nos lendemains. Les phénomènes d'aujourd'hui sont déjà l'héritage de demain et notre quotidien se construit sur les bases d'hier.

S. Moscovici 63 a dégagé deux processus constitutifs des représentations qui rendent compte de la dimension sociale inhérente à toute élaboration cognitive: l'objectivation et l'ancrage. L'objectivation transforme le concept abstrait en un objet du monde réel. La décontextualisation de certains éléments de l'entité objectivée donne lieu au "noyau figuratif". Cette image simplifiée est ensuite naturalisée ce qui lui permet de prendre ainsi les traits de la réalité. L'ancrage est le processus par lequel l'objet de la représentation devient un objet familier, inséré dans des catégories de savoirs préexistants. Le but est ici de rendre familier ce qui est étrange ou nouveau en inscrivant, en amont, l'objet dans un réseau de catégories connues. Ces cadres de pensée préexistants sont" (…) tributaires à chaque fois de systèmes de croyances ancrés dans des valeurs, des traditions, des images du monde et de l'être." 64 D. Jodelet 65 note que l'ancrage intervient aussi en aval de la formation des représentations et en continuité avec l'objectivation. En effet, ce processus confère au savoir sur l'objet une valeur fonctionnelle autorisant l'interprétation de l'environnement et sa gestion.

Les représentations sont toujours l'objet d'un travail du social, notamment par les discours, afin d'incorporer tout élément nouveau dans des modes explicatifs ou des cadres légitimants familiers et acceptables par tous. On atteint ici la dimension consensuelle des représentations qui va, au-delà des clivages de groupes, opérer sur un large champ en maintenant un lien entre les individus, justement par ce consensus. Et c'est ce dernier qui légitimera non seulement l'objet de la représentation mais aussi les discours tenus sur celui-ci, discours qui feront la réalité de cet objet. L'objet ne peut donc jamais être foncièrement a-historique puisque les représentations qui lui donnent sa réalité sociale ou qui la fondent sont inscrites, en amont, dans des cadres préexistants de pensée, dans un "déjà-là" institué.

P. Robert et Cl. Faugeron 66 , analysant les représentations de la justice et de la délinquance, ont retrouvé des traces de l'histoire, des clichés surchargés d'anciennes figures, travaillés par des mouvements de surface. Ces traces, qu'ils ont dénommées "conserves culturelles", sont portées par la mémoire et, en s'entremêlant avec des éléments nouvellement pensables, forgent nos représentations actuelles.

D. Jodelet 67 différencie la mémoire collective (mémoire des groupes dans nos sociétés) et la mémoire sociale (qui est celle de la société). Cette dernière était assimilée par M. Halbwachs 68 à des "courants de pensée" qui traversent la société en transcendant les différences entre les groupes ou les classes sociales. Selon G. Namer, "la mémoire sociale est essentiellement une tradition, une réalité du passé qui se retransmet indéfiniment sans être, pour autant, reconnue comme telle" 69 . Ainsi, cette mémoire n'est pas soumise à une reconnaissance particulière, elle n'est pas créée et entretenue par les groupes sous forme de commémorations ou de fêtes. La mémoire sociale fournit les cadres dans lesquels s'élabore notre construction du monde. Ces cadres qui sont le lieu de ce que M. Douglas appelle le "stockage de l'ordre social" 70 , sont le plus souvent invisibles auprès des acteurs qui les vivent et ont, par là, une influence d'autant plus forte sur notre quotidien.

C'est donc dans la lignée des travaux portant sur la mémoire sociale et sur ces "flux de pensée", aux dimensions larges, que notre recherche se déploie.

Notes
55.

P. Corcuff, "Eléments d'épistémologie ordinaire du syndicalisme", Revue française de sciences politiques, Vol. 41, n°4, 1991, pp. 515-535.

56.

J. Cl. Abric, "Les représentations sociales: aspects théoriques", op. cit.

57.

M.L. Rouquette, Ch. Guimelli, "Sur la cognition sociale, l'histoire et le temps", in Ch. Guimelli et Coll., Structures et transformations des représentations sociales, Delachaux et Niestlé éd., 1994, pp. 255-266.

58.

C. Castoriadis, Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III., Seuil éd., 1990, p. 207.

59.

Idem

60.

S. Freud, "Psychologie des foules et analyse du moi", in Essais de psychanalyse, (1921), Payot éd., 1967.

61.

M. Halbwachs, La mémoire collective, (1950), A. Michel éd., 1997, p. 114.

62.

G. N. Fischer, Le champ du social, Dunod éd., 1990.

63.

S. Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, op. cit.

64.

S. Moscovici, G. Vignaux, "Le concept de thêmata", in Ch. Guimelli et Coll., op. cit., p. 26.

65.

D. Jodelet, op. cit.

66.

P. Robert, Cl. Faugeron, La justice et son public. Les représentations sociales du système pénal, Masson éd., 1978, p. 210. Il est à noter que M. Cornaton, dès 1969, utilise cette expression (polycopié des cours "Culture et classes sociales").

67.

D. Jodelet, "Mémoire de masse: le côté moral et affectif de l'histoire", Bulletin de psychologie, Tome XLV, n°405, 1992, pp. 239-255.

68.

M. Halbwachs, op. cit.

69.

G. Namer, Mémoire et société, Méridiens Klincksieck éd., 1987, p. 224.

70.

M. Douglas, Comment pensent les institutions, (1989), La découverte/M.A.U.S.S. éd., 1999.