4. L'entremêlement des temps

Interroger l'histoire n'est pas la réécrire, tel n'est pas notre but et nous n'en aurions pas la compétence: les synthèses sur la pauvreté existent et sont le fruit du travail des historiens qui savent dialoguer avec l'archive. Néanmoins, frayer avec l'histoire pour celui qui n'en est pas spécialiste nécessite de situer clairement ses positions.

Selon J.C. Passeron 76 , rien n'interdit à la sociologie les matériaux venus du passé. Nous pouvons prolonger cette remarque jusqu'au domaine de la psychologie sociale. En effet, l'auteur ajoute qu'une discipline est historique dès que ses énoncés ne peuvent être désindexés des contextes dans lesquels sont prélevées les données ayant un sens pour ses assertions. Nous retrouvons ici le souci de M.L. Rouquette 77 conseillant de toujours dater avec précision les données lors d'une étude sur les représentations d'un objet social. Si la datation des données est primordiale, cela tient bien sûr à l'importance du facteur temps mais aussi à la nature du passé, à la manière dont nous concevons sa portée explicative ainsi que son rapport avec le présent.

M. Bloch 78 a défini l'histoire non pas comme la science du passé, mais comme la science des hommes dans le temps. Le temps est alors envisagé comme un continuum. Prolongeant ce courant en travaillant sur les mentalités, F. Braudel 79 formula la notion de longue durée associée à un temps plus ou moins immobile dans lequel les structures s'étirent dans la lenteur de leur dynamique. L'histoire des mentalités sera définie alors comme celle des résistances en insistant sur l'inertie des structures mentales. Mais l'inertie ne signifie pas l'immobilisme total: l'idée de discontinuités ou de ruptures, introduite par la génération suivante de l'Ecole des Annales, a mis l'accent sur une temporalité plus limitée. M. Vovelle 80 , en prenant exemple sur les attitudes face à la mort, illustra le chevauchement des temps s'entremêlant en un tout cohérent ou au contraire se heurtant dans leurs divergences. Il souligna le temps immobile de la mort apprivoisée dont on retrouve les traces dans notre quotidien en même temps qu'il repéra d'autres attitudes aujourd'hui évanouies.

Ainsi, à une vision délimitant clairement les frontières entre le passé et le présent, il faut opposer l'idée d'une alternance des rythmes et l'image d'un va et vient entre le passé et le présent. S. Freud 81 assimilait la structure de la culture, ou plutôt de la civilisation, à un ensemble de survivances incrustées dans le présent. Dans cette optique, la culture correspond à une mémoire vive agissant sur le présent, ce dernier devenant, dès lors, le tissu supportant l'entremêlement des temps dans lequel on peut lire les traces portées par la mémoire sociale. Selon E. Morin 82 , il y a un jeu rétroactif entre les différents temps. Le passé se construit dans la représentation que nous nous en faisons à partir du présent qui sélectionne ce qui à ses yeux est historique. Le passé lui-même va éclairer notre présent en nous indiquant la nature de nos préoccupations actuelles quand nous l'interrogeons mais aussi parce que notre présent est travaillé par plusieurs temps, un passé proche et un passé plus lointain dont l'écho résonne ou s'amenuise.

Travailler dans une perspective historique n'est pas croire à la répétition exacte de l'histoire ou à la finalité de celle-ci. Ce n'est pas non plus adhérer aveuglement aux théories plus ou moins "fixistes" de la reproduction sociale reniant tout changement possible. C'est encore moins chercher à tirer des leçons du passé ou, pire, à dater l'apparition d'un phénomène ce qui supposerait de croire en une origine unique de ce dernier. Le non-spécialiste de la science historique pose une question qui s'inscrit dans la temporalité du présent. En se tournant vers le passé (et non pas en se retournant puisque passé et présent s'entrecroisent dans ce jeu des temporalités), il tente, bien sûr, de repérer les stagnations de la pensée sociale mais surtout de dépasser l'observation afin d'aborder le niveau de l'explication. Ce niveau peut être atteint, ou plus modestement approché, en élargissant la focale de notre regard vers une optique trans-temporelle dans laquelle l'objet social inscrit son empreinte en y déployant sa dynamique, nous renvoyant sans cesse à la pensée d'A. Strauss affirmant qu'une "(…) psychologie sociale qui ne se focalise pas sur l'histoire est une psychologie aveugle." 83

Notes
76.

J.Cl. Passeron, Le raisonnement sociologique. L'espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan éd., 1991.

77.

M.L. Rouquette, Sur la connaissance des masses..., op. cit.

78.

M. Bloch, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, (1949), A. Colin éd., 1974.

79.

F. Braudel, Ecrits sur l'histoire, Flammarion éd., 1969.

80.

M. Vovelle, Mourir autrefois. Attitudes collectives devant la mort aux XVII ième et XVIII ième siècles, (1974), Gallimard éd., 1990.

81.

S. Freud, Malaise dans la civilisation, (1929), P.U.F. éd. (1971), 1981.

82.

E. Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Nathan éd., 1981.

83.

A. Strauss, Miroirs et masques. Une introduction à l'interactionnisme, Métaillé éd., 1989, p. 186, in V. Haas, D. Jodelet, "Pensée et mémoire sociale", in J.P. Pétard, Psychologie sociale, Bréal éd., 1999, pp. 111-160.