A. Les matrices culturelles d'interprétation

Selon P. Vergès, le culturel correspond à "l'actualisation d'éléments constitués à des moments historiques plus ou moins antérieurs dont on a effacé les conditions de production." 87 L'actualisation de l'histoire ou d'éléments historiques est d'abord conçue comme une mémoire dans laquelle nous puisons des modes d'interprétation que nous adaptons en fonction des objets et des situations sociales auxquels nous sommes confrontés. Ce lieu culturel produit ce que l'auteur appelle des "matrices d'interprétation". Ces matrices, inscrites dans la mémoire sociale elle-même "transmise par tout un ensemble d'appareils (école, famille, église, mouvements associatifs…) 88 , ont la particularité de se cristalliser en oubliant les conditions de possibilité qui les ont fait naître. Ainsi, ces dernières perdurent dans notre quotidien sans pour autant que les conditions de leur production nous soient apparentes. Toutefois, ces matrices d'interprétation sont dépendantes des conditions socio-historiques actuelles et ne peuvent être assimilées à de simples principes intemporels, "elles actualisent, au présent, la profondeur historique de notre société." 89

En étudiant les représentations du travail sous l'angle de l'introduction des nouvelles technologies, P. Vergès met à jour une matrice profondément enracinée dans une mémoire historique reliant modernisation et chômage que l'on retrouve aussi bien dans le conflit d'ouvriers jurassiens au vingtième siècle que dans la révolte des Canuts ou des mineurs de fond. Dans cette optique, le travail de mémoire concerne moins une réminiscence d'événements particuliers, marqués historiquement que des modes d'interprétation de ces événements et c'est à ces matrices que les acteurs font appel afin de comprendre le monde et d'agir sur lui.

Les matrices culturelles sont entendues ici comme le produit d'un lieu de détermination particulier situé au niveau du culturel. Par culturel, P. Vergès entend l'existence de représentations qui ne sont pas réductibles au conflit politique tout en étant de l'ordre de la société 90 . Pour notre part, nous suivons G.N. Fischer 91 qui définit la culture comme un modèle de significations socialement partagées et constitué, avant tout, par des valeurs ou des idéaux formant un système cohérent, organisé autour d'objectifs et servant de critères d'évaluation. Ainsi, la dimension culturelle permet de comprendre les manières collectives d'agir comme des réponses socialement acceptées.

En suivant les analyses de Cl. Lévi-Strauss 92 , nous ajouterons que toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques. Il y a présence du symbolique quand l'objet fonctionnel ou naturel est transformé en quelque chose qui, dans une culture particulière, est chargé de significations. Le symbolique qui se construit par différence ou opposition est la forme immanente d'un monde ordonné et la culture est le lieu visible de cet ordre. Pour Cl. Lévi-Strauss, on ne peut penser séparément culture et société. La théorie symbolique de la société présuppose que cette dernière n'existe que comme institution non naturelle ou biologique. Dès qu'il y a société, un ordre différent de celui de la nature existe.

On sait que l'on ne perçoit le monde que par l'intermédiaire d'une grille qui va nous indiquer le mode de lecture à suivre selon les conventions en vigueur à l'intérieur d'un univers culturel donné. Ces conventions désignent les objets à percevoir auxquels sont associés bien sûr des valeurs mais aussi des types de comportement prescrits. Dans ce cadre, les représentations sociales vont organiser la vision que les individus se donnent de leur environnement et vont conférer aux objets leur statut symbolique. Par le processus de l'objectivation et de l'ancrage, l'objet de ces représentations sera reconnu et intégré dans notre "déjà-là". C'est donc dans un rapport à la norme, puisque le symbolisme est du côté de la règle, ou plus précisément dans une correspondance avec les modèles normatifs en vigueur, que les représentations sociales opèrent. C'est ainsi que l'on peut entendre et suivre G. Vinsonneau quand elle affirme que c'est "(…) dans la dynamique des représentations (…) que se réalise le lien entre le sujet et sa culture." 93

F. Héritier définit la notion de matrice comme le "contenant d'un contenu certes variable mais enserré dans des limites strictes de variabilité" 94 . Dans cette optique, les matrices sont des cadres meublés de façon différente selon les cultures. Ce sont, en quelque sorte, des invariants de la pensée humaine et non une survivance d'une connaissance dont nous aurions héritée. La nuance est importante et recoupe les positions de P. Vergès sur l'actualisation au présent des matrices. Loin des fantasmes individuels ou des systèmes idéologiques, les matrices forment des ensembles de significations entrelacées et voilées derrière les apparences, les comportements, les mots et s'imposent en tant que réalité préexistante.

En travaillant sur les catégories du masculin et du féminin, l'auteur a montré comment cette catégorie binaire de l'identique et du différent orientait la forme de notre espace mental et constituait l'armature aussi bien du discours scientifique que de celui des systèmes de représentations et de la parole ordinaire 95 .

Cet arrière-fond culturel, ce "déjà-là" institué ou bien encore ces cadres de pensée préexistants ont fait l'objet de travaux récents. S. Moscovici 96 , en s'inspirant des travaux de G. Holton, a proposé la notion de "thêmata" qu'il a défini comme un ensemble de conceptions primaires ou d'idées-force profondément enraciné dans la mémoire sociale et s'exprimant dans des notions communes partagées à l'intérieur d'une culture donnée. Selon F. Héritier, l'opposition entre l'identique et le différent est fondée sur la différence des sexes, "théma archaïque de ceux qui sous-tendent toute production intellectuelle" 97 . Les "thêmata" sont des idées qui font sens et qui alimentent la production des discours. Ils constituent ainsi des topoï, des lieux d'expression du sens commun où ce dernier va pouvoir se développer mais aussi se légitimer. Les "thêmata" sont des cadres de pensée préexistants et c'est autour d'eux que vont se constituer les représentations sociales.

Cette notion, bien qu'encore discrète dans la littérature scientifique, est intéressante dans la mesure où elle exprime une volonté de remonter en amont de la formulation des représentations sociales en recherchant les principes générateurs de ces dernières. Les "thêmata" soulèvent de manière forte la question génétique de toutes représentations. Néanmoins nous privilégierons, dans notre étude des représentations, la mise à jour de matrices culturelles qui peuvent être entendues comme une étape vers la découverte ultérieure de "thêmata". La notion de matrice a fait l'objet de travaux rigoureux et nous fournit une grande richesse théorique. Mieux encore, elle autorise des pontages avec des disciplines voisines et notamment l'histoire. Du côté théorique, F. Héritier a démontré, par ses recherches, l'aspect structural des matrices qui imposent un cadre de compréhension de l'objet et qui impriment leur marque sur la pensée sociale. Pour sa part, P. Vergès, en insistant sur l'amnésie des conditions sociales de production des matrices, gage de leur transformation en cadre interprétatif de la réalité sociale, se réfère implicitement aux travaux de M. Halbwachs et pénètre ainsi le champ de la mémoire sociale. Enfin, en définissant les matrices comme des productions sociales collectives (sans auteur identifiable) et non conscientes, P. Vergès rejoint la notion de mentalité telle qu'elle a été définie par les psychologues et travaillée par les historiens. Ceci nous permet, dès lors, d'enrichir notre perspective socio-historique et de nous nourrir des avancées théoriques effectuées dans ce domaine.

Notes
87.

Idem p. 163.

88.

J.B. Grize, P. Vergès, A. Silem, Salariés face aux nouvelles technologies, Ed. du C.N.R.S., 1987, p. 29.

89.

P. Vergès, "Représentations sociales de l'économie", in D. Jodelet, Les représentations sociales, op. cit., pp. 407-428.

90.

Idem

91.

G.N. Fischer, Le champ du social, op. cit.

92.

Cl. Lévi-Strauss, "Introduction à l'œuvre de M. Mauss", in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, P.U.F. éd., 1950.

93.

G. Vinsonneau, Culture et comportement, A. Colin éd., 1997, p. 94.

94.

F. Héritier, "Les matrices de l'intolérance et de la violence", in F. Héritier, De la violence II, Odile Jacob éd., 1999, pp. 321-343.

95.

F. Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob éd., 1996.

96.

S. Moscovici, "Le concept de thêmata", in Ch. Guimelli et Coll., op. cit.

97.

F. Héritier, Les deux sœurs et leur mère, Odile Jacob éd., 1994, p. 12.