B. Articulation entre matrices culturelles et mentalité

E. Durkheim, pour la sociologie, a décrit la mentalité comme une manière générale de penser dans une société donnée, une "Weltanschauung" ou vision du monde en quelque sorte. G. Bouthoul la définira, plus tard, comme "(…) une sorte de résidu psychologique fait de jugements, de concepts et de croyances auxquels adhèrent au fond tous les individus d'une même société." 98 La mentalité nous renvoie à un système complexe qui tient lieu d'explication du réel et qui autorise des prises de position puisque celle-ci permet le jugement de valeur. Une mentalité ne peut être observable directement, elle ne se saisit qu'au travers des expressions qu'elle génère qui sont de l'ordre des représentations, des comportements, des opinions ou des attitudes. Ainsi, la mentalité fonctionne comme une structure latente révélatrice de notre ethos culturel en s'interposant entre l'univers et nous-mêmes comme un prisme qui nous indique le mode de lecture du monde et des objets qui nous entourent. Selon P. Bourdieu 99 , l'ethos, qu'il applique à l'échelle plus réduite des classes sociales, est un lieu de production non consciente et constitue un stock de prédispositions et de valeurs implicites c'est-à-dire d'éléments qui intègrent une dimension culturelle. En élargissant les propos de l'auteur, on peut ajouter que l'ethos recouvre aussi des cadres de connaissance acquis par les acteurs, orientant leurs actions et fonctionnant comme un modèle culturel dominant à une certaine époque.

Cette idée d'un modèle dominant se retrouve, en histoire, dans la notion de mentalité que F. Braudel décrira comme "une certaine représentation, à une certaine époque, du monde et des choses" 100 . Selon l'auteur, "une mentalité collective dominante anime, pénètre la masse entière de la société. Cette mentalité qui dicte les attitudes (…) est éminemment un fait de civilisation.(…) Elle est le fruit d'héritages lointains.(…) Les mentalités varient lentement, ne se transforment qu'après de longues incubations (…)" 101 J.le Goff essaiera de définir de façon plus systématique la notion en soulignant néanmoins que c'est dans l'imprécision de celle-ci que résident son attrait et sa richesse: "le niveau de l'histoire des mentalités est celui du quotidien et de l'automatique, c'est ce qui échappe aux sujets individuels de l'histoire parce que révélateur du contenu impersonnel de leurs pensées." 102 R. Mandrou 103 verra dans l'histoire des mentalités la reconstitution des comportements et des expressions qui traduisent les conceptions du monde et les sensibilités collectives, les représentations, les mythes et les valeurs reconnus ou subis par les groupes ou par la société globale et qui constituent les contenus des psychologies collectives.

La mentalité est donc entendue comme un phénomène collectif, une toile produite par un arrière-fond culturel inscrit dans notre mémoire sociale et sur lequel se dressent les événements. Les mentalités, dans une perspective historique, privilégient le temps long. Les matrices culturelles, quant à elles, inscrivent la réflexion qu'elles sous-tendent dans une perspective de va et vient temporel arrimée dans un présent qui pose question et c'est pour cette raison que nous avons choisi cet outil théorique. En revanche, les concepts que la notion de mentalité a su forger, et plus particulièrement celui d'outillage mental proposé par L. Febvre 104 , peuvent aisément s'appliquer au fonctionnement des matrices culturelles. L'outillage mental va permettre de qualifier la cohérence de la mentalité et de l'articuler avec ses lieux et ses moyens de production. Cet outillage indique en clair que les représentations collectives formulées de manière consensuelle appartiennent à un ensemble lui-même organisé, les matrices, ancré dans notre mémoire sociale et produit par la culture et donc par un ensemble structuré de valeurs. C'est ainsi que ces cadres de pensée préexistants sont institués et deviennent, pour reprendre l'expression de M. Douglas, ce lieu de "stockage de l'ordre social".

Les représentations ne sont donc pas autonomes mais correspondent à une production socio-historique dynamique dans laquelle passé et présent s'entremêlent. Elles se révèlent ainsi être un indice manifeste d'une trame culturelle inaccessible à l'observation directe. R. Kaës 105 , prolongeant la réflexion de L. Febvre, voit dans cet outillage mental l'ensemble des modèles culturels et éducatifs ainsi que les modes de sociabilité. D'après l'auteur, c'est dans cet outillage, qui forme l'ensemble de la mentalité, que s'ordonnent nos systèmes de représentations mais aussi nos croyances et nos mythes.

Il faut différencier mythes et représentations sociales. Le mythe constitue une science totale ou une philosophie régulant les pratiques, les connaissances, les rites et toutes les interactions de la vie sociale. Les représentations n'ont pas cette étendue, elles ne sont, comme dirait S. Moscovici, qu'une des voies de saisie du monde. Toutefois, nous ne définissons pas le mythe comme une pensée archaïque dévolue aux peuples dits primitifs. Nous n'acceptons pas, non plus, une définition du mythe dans sa version édulcorée tel le "mythe du progrès", le "mythe de la femme"…

Nous pensons le mythe comme élément intemporel d'arrière-fond culturel et il nous semble que sa médiation, même dans notre époque contemporaine, peut être un indice révélateur des systèmes d'interprétation du monde et donc de la grille de catégories instituée par une société. Dès lors, dans notre souci de tendre vers une meilleure compréhension des matrices organisant notre vision du monde, le discours mythique, qui est lui-même un discours culturel, mérite toute notre attention.

Notes
98.

G. Bouthoul, Les mentalités, P.U.F.éd., (1952), 1971, p. 30.

99.

P. Bourdieu, Le sens pratique, Minuit éd., 1980.

100.

F. Braudel, Grammaire des civilisations, Flammarion éd, (1963), 1993, p. 54.

101.

Idem

102.

J. le Goff, "Les mentalités, une histoire ambiguë", in J. le Goff, P. Nora, Faire de l'histoire. Nouveaux objets (T. 3), Gallimard éd., (1974), 1979, pp. 76-94.

103.

R. Mandrou, "Histoire des mentalités", Encyclopedia Universalis, 1970.

104.

L. Febvre, Le problème de l'incroyance au XVI ième siècle. La religion de Rabelais, A. Michel éd., 1942.

105.

R. Kaës, "Eléments pour une psychanalyse des mentalités", Bulletin de psychologie, T XXXIV, n°350, 1981, pp. 451-463.