C. Le mythe: un discours de "longue durée"

D'après E. Enriquez 106 , toute société exige, pour s'instaurer et se perpétuer, de se référer à un ordre légitimant son existence. Cet ordre va tenter d'investir les consciences et de régir les inconscients. Pour cela, il doit se déployer dans un récit qui est le récit mythique. Le mythe est a-historique: en dehors de l'histoire, il nous ouvre le chemin vers celle-ci en nous parlant de l'origine des choses et des événements qui structurent le monde.

M. Eliade 107 a défini le mythe comme une parole qui nous indique que quelque chose s'est passé, le mythe révèle les structures du réel et les modes d'être dans le monde. Ainsi, ce dernier doit se penser à la fois comme élément de civilisation mais aussi comme comportement humain. Selon l'auteur, il paraît improbable qu'une société puisse s'affranchir complètement du mythe dans le sens où ce dernier consiste à créer des modèles d'exemples à suivre. En revanche, le mythe peut devenir moins visible (ou plus dégradé) dans nos sociétés contemporaines qu'il ne l'est dans les sociétés archaïques. Moins visible ne signifie pas moins actif, la force du mythe, tout comme celle des symboles mis en oeuvre, dans nos sociétés modernes est toujours présente notamment dans l'actualité de la psyché même si sa trace manifeste devient certainement plus floue ou plus opaque. Nous rejoignons ici le courant inauguré par F. Braudel sur la longue durée. Le mythe serait, dans cette optique, lié à l'histoire lente, quasi-immobile et épouserait les traits d'un socle profondément enraciné, d'un invariant culturel sur lequel se dessine notre présent. C'est d'ailleurs cette dimension qui a été travaillée par R. Bastide 108 . En étudiant la déportation des esclaves noirs aux Etats-Unis et l'acculturation dont ces personnes ont souffert, l'auteur a mis en évidence la subsistance d'un noyau dur qu'il a qualifié de "coriace", résistant aux efforts de déculturation et situé dans les croyances religieuses mais aussi dans les récits mythiques. Ainsi le mythe peut être la base d'invariants profonds, structurant et légitimant nos valeurs fondatrices, organisant nos matrices sur lesquelles s'érigent nos représentations. Si l'on suit l'analyse de I. Sow 109 , le mythe fixe non seulement les conduites mais aussi une hiérarchie des êtres au sein du monde. Il est donc l'écho de la manière dont nous percevons, par le jeu de nos catégories, les objets du monde, et influence par là nos modes de représentations, dès lors il recèle une valeur paradigmatique mais aussi prescriptive.

Le mythe, par sa troublante intemporalité et donc son actualité, est un des révélateurs possibles de l'ordre du monde et de la manière dont nous le pensons.

Notes
106.

E. Enriquez, "Le mythe ou la communauté inchangée", L'Ecrit du temps, n°11, 1986, pp. 66-79.

107.

M. Eliade, Aspects du mythe, Gallimard éd., (1963), 1989.

108.

R. Bastide, Sociologie de l'Afrique noire, P.U.F. éd., 1945.

109.

I. Sow, Structures anthropologiques de la folie en Afrique noire, Payot éd., 1978.