SECTION V. Perspectives

Nous avons, tout au long de ce premier chapitre, tenté de poser le cadre de notre recherche. Partant du constat de l'indétermination de la notion d'exclusion et de l'obstacle épistémologique que celle-ci recelait, nous avons opéré une rupture en insistant sur les effets du travail d'énonciation à travers lesquels la réalité de l'exclusion était construite. Ainsi, nous privilégions deux outils: la catégorisation et les représentations sociales.

Analysant l'exclusion comme un champ de tensions, nous avons restreint notre questionnement initial à la problématique portée par les S.D.F. L'importance de l'héritage, le poids de la mémoire et l'entremêlement des temps à l'œuvre dans la pensée sociale mais aussi le mode de structuration interne des représentations nous ont conduit à inscrire notre questionnement dans une perspective historique et à rejeter du débat la dimension exclusivement contemporaine de la notion d'exclusion.

Nous interrogeant sur les cadres structurant les représentations, sur ce "déjà-là" institué, nous avons privilégié l'espace du champ culturel et la production de matrices cristallisées que nous définissons comme l'armature de nos systèmes de pensée sociale. Les matrices, inscrites dans notre mémoire, sont transmises par tout un ensemble d'appareils et d'institutions. Loin d'être d'obscurs principes intemporels, elles sont actualisées et orientent nos modes d'interprétation des événements. Ainsi, nous faisons appel à ces dernières pour comprendre le monde qui nous entoure et pour agir sur lui.

Prolongeant cette veine culturelle, nous avons rencontré ce réservoir de signifiants qu'est le discours mythique et sa résonance intemporelle.

Dès lors, la construction de notre objet de recherche apparaît plus clairement ainsi que notre objectif: étudier les représentations sociales formulées sur les individus dits S.D.F. en repérant les matrices culturelles qui les façonnent. Pour ce faire, nous adoptons une position théorique qui inscrit les représentations dans leur dimension socio-historique et donc dans l'espace de la mémoire sociale et qui les conçoit comme révélatrices d'un système culturel, entendu comme un substrat, et que nous définissons comme l'organisation symbolique d'un groupe comprenant la transmission de cette organisation mais aussi l'ensemble des valeurs soutenant les représentations que le groupe se fait de lui-même et du monde qui l'entoure.

C'est dans la compréhension de ce dernier point que le discours mythique, considéré par nous comme le lieu possible de l'élaboration des significations et des règles symboliques qui gouvernent les activités humaines, peut nous aider. Dans ce cadre, le mythe nous fournira un éclairage sur la construction et sur les significations latentes des matrices culturelles structurant les représentations sociales véhiculées sur les S.D.F. A la lueur du mythe et de ses dérivations, nous tenterons d'enrichir, in fine, notre analyse des représentations. En conséquence, loin de constituer le fil rouge de cette recherche, la portée explicative du mythe n'en sera que la lisière.

Concernant notre position dans cet espace d'étude "multidimensionnel" que constituent les représentations, nous nous référons au balisage effectué par D. Jodelet 118 qui a tenté de synthétiser les problématiques de recherches engagées. Tout d'abord, il est à préciser que nous abordons le contenu des représentations comme un champ structuré 119 . Par là, nous tenterons de découvrir, bien sûr, les constituants des représentations mais aussi de rechercher "le principe de cohérence" structurant ce champ, principe que nous avons désigné sous le terme de matrice culturelle. Notre travail se situe, ensuite, sur l'axe dénommé par l'auteur "conditions de production et circulation des représentations sociales". Cet aspect recouvre les dimensions culturelle et collective comprenant les valeurs, modèles et invariants mais aussi les communications médiatiques, institutionnelles et inter-individuelles à l'intérieur desquelles circulent les représentations et s'étend aux contextes idéologiques et historiques par la présence des institutions et des organisations. Nous évoluerons dans ce vaste champ, à l'intérieur duquel tous ces éléments sont reliés, en privilégiant la dimension culturelle et collective, l'axe socio-historique et l'aspect communicationnel que nous utiliserons comme outil d'analyse.

Nous avons opté pour un regard trans-temporel face à l'analyse des représentations sociales, le but est ici de nous rapprocher du niveau de l'explication en sortant du temps court (le présent) dans lequel une étude des représentations ne s'assimile que trop souvent à une simple récolte de faits ou d'énoncés Notre problématique, axée sur les cadres préexistants de pensée structurant les représentations sociales, nous enjoint, et cela tout en conservant notre ancrage dans notre discipline, à nous abreuver à d'autres champs scientifiques, notamment l'histoire, la sociologie et, dans une moindre mesure, l'anthropologie.

A première vue, notre objectif peut paraître bien large. Au microscope nous avons préféré la longue vue. Mais cette position est aussi déterminée par la nature de notre objet de recherche qui est pour le moins complexe. En effet, l'exclusion, notion globale et globalisante, écarte l'objet simple, l'explication unique. Elle est incertitude, contradiction, indétermination sémantique, bref elle est elle-même complexité. E. Morin définit la complexité comme une "unita multiplex" 120 où des éléments hétérogènes, parfois contraires, s'associent pour être intégrés dans une totalité au sein de laquelle ils gardent, malgré tout, leur caractère distinct. C'est en quelque sorte l'expression de l'unité dans la diversité. La méthode complexe doit se nourrir des incertitudes de son objet au lieu d'y succomber et ne pas chercher à simplifier ce dernier en le mutilant. L'auteur propose, afin de mieux appréhender la complexité, d'élargir le champ de notre regard et de tendre vers la trans-disciplinarité, là où les sciences se rejoignent par leurs préoccupations communes. Nous pensons que la psychologie sociale, par sa position de carrefour, même si cette position comme le souligne M. Cornaton 121 est difficile à tenir, peut nous aider à cheminer en ce sens. Les outils que celle-ci a forgés, telles les représentations sociales, se situent aussi, d'après W. Doise, à un carrefour: "Psychanalystes, cliniciens, psychologues, psychosociologues, sociologues, historiens peuvent converger vers ce carrefour tout en croyant se déplacer dans des espaces différents (…)" 122 Enfin, la richesse que contient la notion de représentation est aussi à respecter. La réduire à une approche unique serait lui faire injure et "enlever à la notion sa fonction d'articulation de différents systèmes explicatifs." 123

Après avoir tracé les contours de notre cadre théorique, nous allons, maintenant, étayer notre questionnement sur la problématique portée par les personnes S.D.F.

Nous nous pencherons tout d'abord sur l'acte de catégorisation qui permet la formulation des représentations sociales. Nous tenterons de dégager, toujours d'un point de vue théorique, la figure du S.D.F. du vaste ensemble des exclus. Ce premier travail s'appuiera sur les avancées conceptuelles des recherches menées en psychologie sociale et sur la théorie du prototype établie par la psychologie cognitive. Ces deux approches de la catégorisation sont très différentes 124 . Le modèle prototypique, en effet, en étudie les mécanismes internes sans se référer au poids des interactions. Néanmoins, nous pensons que la psychologie cognitive, malgré sa conception de la pensée humaine très fragmentaire, peut nous être utile dans la compréhension du fonctionnement des catégories. Etant donné que le modèle du prototype s'établit sur la langue et son usage dans la construction et la reconnaissance des catégories, nous pouvons relier pensée individuelle, chère aux cognitivistes, et contextes sociaux. La langue, en effet, reflète les relations sociales intériorisées et révèle, dès lors, la dimension collective de toute fonction mentale et, en particulier, de la pensée.

Dans un deuxième temps, nous ouvrirons notre réflexion sur le champ culturel en privilégiant le domaine des normes sociales et des valeurs. Deux valeurs retiendront notre attention: le travail ou l'utilité sociale et la fixité dans l'espace ou l'appartenance territoriale symbolisée par le domicile.

Ces éléments ainsi développés nous permettront de formuler, dans le troisième et dernier chapitre de cette partie, nos hypothèses de recherche. Nous présenterons ensuite les éléments susceptibles d'y répondre: le plan de notre développement ainsi que notre terrain d'investigation.

Notes
118.

D. Jodelet, "Représentations sociales: un domaine en expansion", op. cit., p. 60.

119.

D. Jodelet, Folie et représentations sociales, P.U.F éd.., 1989, p. 46.

120.

E. Morin, La complexité humaine, Flammarion éd., 1994.

121.

M. Cornaton, Le lien social. Etudes de psychologie et de psychopathologie sociales, L'Interdisciplinaire éd., 1998, p. 27.

122.

W. Doise, "Les représentations sociales: définition d'un concept", Connexions, n°45, 1985, pp. 243-253.

123.

D. Jodelet, "Représentations sociales: un domaine en expansion", op. cit., p. 59.

124.

G.R. Semin, "Prototypes et représentations sociales", in D. Jodelet, Les représentations sociales, op. cit., pp. 259-271.