CHAPITRE II. SPECIFICITE DE LA QUESTION S.D.F.

SECTION I. L'exclusion comme acte de catégorisation

1. Fonctions et structure des catégories

Pour M. Foucault, l’homme a besoin de nommer pour concevoir et intégrer la réalité: "parler et écrire, ce n’est pas dire les choses ou s’exprimer, ce n’est pas jouer avec le langage, c’est s’acheminer vers l’acte souverain de nomination (…)" 125 . Aucun concept, aucun être n’existe dans la conscience des hommes en dehors de la verbalisation qui lui donne à cet instant réalité. C’est donc la dénomination qui affirme le droit à l’existence car les mots fabriquent la réalité sociale à partir du réel dont ils sont les descripteurs.

Poser l’équivalence entre la notion de catégorie et celle du mot et entendre l'exclusion comme un acte qui catégorise le réel se justifient par le fait que les unités lexicales sont des dénominations et qu’elles ont pour vocation une fonction de désignation. La relation de dénomination s’inscrit dans le processus qui met en rapport les signes avec les choses et se place du côté des relations référentielles. Les catégories et les unités lexicales se rencontrent justement dans cet acte de dénomination.

D'après Cl. Hagège, les noms ne sont pas de pures étiquettes: "ils filtrent le réel, le rendant pensable et dicible" 126 . La désignation qui octroie le nom est donc capitale puisqu’elle crée un espace, celui de la catégorie ainsi nommée, dans lequel s’élaborent et se confrontent des représentations.

Penser le monde c’est d’abord le classer puis le catégoriser afin de le représenter. P. Bourdieu insiste sur le caractère performatif du langage: "quand il s’agit du monde social, les mots font les choses. Les catégories en tant que principes de vision et de divisions communs sont au fondement du consensus sur le sens du monde social, elles font le sens commun (la doxa) accepté par tous comme allant de soi" 127 . La catégorisation (ou la classification) suppose un ordre qui permet le rangement, en ce sens, elle est liée à la norme au sens où nommer est une double opération de découpage du réel et d'institution de ce réel.

Pour E. Durkheim 128 , ce qui est appréhendé dans les catégories, c'est une forme instituée du réel, une organisation de celui-ci sur un modèle fourni par les valeurs sociales. M. Mauss 129 a montré combien cette organisation du réel s'inscrivait dans l'histoire. Les cadres des classifications laissent un effet qui leur survit, ils sont donc historiquement établis. Ces cadres mêmes sont un ensemble d'habitudes mentales, une émanation de nos matrices culturelles, en vertu desquels nous nous représentons les êtres et les faits sous la forme de groupes coordonnés et subordonnés les uns aux autres.

Les recherches en psychologie sociale nous ont appris que les catégories, si elles découpent et organisent le monde en unités signifiantes, simplifient la complexité du réel et enrichissent nos connaissances car nous attribuons quantité de propriétés que nous ne percevons pas sur l’objet mais dont nous savons qu’elles correspondent aux membres de la catégorie à laquelle appartient cet objet. Ainsi, "(…)les catégories permettent de retenir peu de choses à partir de beaucoup d’éléments et d’inférer une multitude de choses à partir de très peu d’éléments" 130 .

H. Tajfel a défini la catégorisation comme "un processus psychologique qui tend à ordonner l'environnement en groupes de personnes, d'objets, d'événements en tant qu'ils sont soit similaires, soit équivalents les uns aux autres pour l'action, les intentions ou les attitudes." 131 Les expériences ont démontré l'effet discriminatoire de la catégorisation sociale avec, comme effet majeur, une exagération des différences inter-catégorielles et une minimisation des différences intra-catégorielles. Pour J.Cl. Deschamps, la catégorisation est "le phénomène qui rend compte de la division entre le "nous" et le "eux", entre le "in-group" et le "out-group" 132 .

La notion d’exclusion découpe le monde social sur le mode binaire et désigne ce "eux" plus ou moins nébuleux. Celle-ci, en recouvrant et en nivelant les anciennes catégories de l’handicapologie et de l’assistance, a rompu avec une tradition de traitement différentiel des individus. A première vue, l’exclusion travaille sur l’amalgame et les exclus englobent tous ceux qui, à la manière de ces électrons libres, ont quitté l’orbite et se trouvent en dehors du "système".

Néanmoins, les recherches sur l’organisation interne des catégories, notamment celles d'E. Rosch 133 , ont révolutionné la conception aristotélicienne de la catégorisation. Travaillant sur la base de données empiriques relatives à l'organisation de la mémoire sémantique, E. Rosch a élaboré la théorie du prototype. Selon l’auteur, tous les exemplaires d'une même catégorie ne sont pas jugés également représentatifs. Ainsi, le processus de catégorisation n'est plus la découverte d'une règle de classification mais la mise en relief de similitudes globales et la formation de prototypes. Dans cette perspective, le prototype devient l'unité centrale autour de laquelle s'organise la catégorie, c'est l'instance qui a le plus fort degré de représentativité.

Les expériences ont montré que les membres prototypes sont catégorisés plus vite que les membres non prototypes et que les prototypes sont généralement formulés en premier quand on demande d'énumérer les membres d'une catégorie. Comme le note G. Kleiber 134 , on ne classe pas un objet dans une certaine catégorie en vérifiant s'il possède bien les traits critériaux définitionnels de la catégorie, mais en le comparant avec le prototype de cette catégorie.

La catégorisation s’opérant sur la base du degré de similarité avec le meilleur exemplaire, il y a donc à l'intérieur de la catégorie une relation graduelle qui conduit des instances prototypiques aux instances périphériques, ce qui induit que les éléments sont plus ou moins membres de leur catégorie. Il en résulte que les frontières des catégories ne sont pas nettement délimitées, qu'elles s'organisent sur du flou et que les éléments catégorisés n'ont plus, comme dans le modèle classique, un degré d'appartenance plein et égal. Le prototype, quant à lui, peut même correspondre à une entité abstraite et ne pas avoir d’existence matérielle.

On pourrait postuler, dans le cadre de cette conception, que la structure interne de la catégorisation effectuée par l’exclusion fonctionne sur un "gradient de typicalité" 135 , ce qui expliquerait la labilité et l'indétermination de la notion. La multiplicité des situations et des individus pointée par la notion d’exclusion abonderait dans ce sens. Le S.D.F., cumulant toutes les formes de manque (emploi, logement, famille…) pourrait prendre l'aspect du prototype organisant et étalonnant la catégorie: les individus catégorisés comme exclus seraient ainsi comparés à la situation des S.D.F. et classés en fonction de celle-ci sur un gradient mesurant le degré ou l'intensité de l'exclusion.

Toutefois, la catégorisation des objets sociaux obéit à des règles spécifiques. Si le modèle du prototype peut être intéressant, il faut, selon M. Huteau 136 , nuancer la pertinence des travaux d'E. Rosch. En effet, les catégories sociales sont plus complexes, elles sont définies par des attributs plus variés, plus abstraits et plus nombreux que les catégories naturelles, ainsi la structuration en est plus faible. Ces catégories sont aussi plus mobiles et si l'on peut observer un "gradient de typicalité", celui-ci semble moins homogène que pour la catégorisation des objets naturels. Enfin, le prototype mis en évidence paraît plus fragile.

Partant de ce constat, M.B. Brewer 137 , étudiant les stéréotypes émis sur la catégorie sociale "personne âgée", décela dans le groupe de sujets étudiés la présence de trois sous-types reliés à cette catégorie: "grand-mère", "vieil homme d’Etat" et "troisième âge". L’expérimentation effectuée révéla que les attributs suscités par les sous-types étaient plus nombreux que ceux correspondant à la catégorie englobante et que ces derniers faisaient l’objet d’un consensus important. Continuant dans cette voie, plusieurs auteurs, dont S.E. Taylor 138 , constatèrent qu’une organisation des catégories en sous-types permettait de protéger les stéréotypes contre toute information contradictoire en divisant la catégorie en autant de sous-types que nécessaire.

Ainsi, cette structuration permet, pour les catégories sociales complexes alimentées parfois d’informations contradictoires, comme c'est le cas pour l'exclusion, de préserver le modèle de normes ou de théories naïves à l’origine de l’acte de catégorisation. Par ce mode de structuration interne, la catégorisation est non seulement dynamique mais aussi assez souple pour pouvoir intégrer une multitude d’éléments.

Le problème qui se pose ici est le lien unissant les différents sous-types à la catégorie. E. Rosch s'inspirera à cet égard des travaux de L. Wittgenstein 139 . Prenant l'exemple des jeux, celui-ci nous dit que les catégories se forment sur un réseau de similitudes qui s'entrecroisent. Les jeux forment une "famille" et englobent des choses très différentes : jeux de cartes, de balles, d'argent, olympiques…

La catégorie ainsi désignée fonctionne non pas sur un élément commun à tous les membres mais sur un ensemble de similarités entre différentes occurrences d'une même famille. Reprenant ces études sur la "ressemblance de famille", E. Rosch développera la "version étendue" du prototype en relevant que chaque item a au moins un et probablement plusieurs éléments en commun avec un ou plusieurs autres items de la catégorie mais qu'aucun ou très peu d'éléments sont communs à tous les items.

Ce bref aperçu théorique nous permet d’entrevoir la notion d’exclusion comme une catégorie qui opère un découpage de la réalité et désigne des individus comme extérieurs au groupe. Nous pouvons avancer l'idée que, derrière une apparente confusion, cette catégorie possède un certain degré de structuration interne. L’organisation en sous-types permettrait d’expliquer la multitude de situations individuelles et donc de désignations rassemblées dans cette catégorie: immigrés, handicapés, RMIstes, S.D.F, jeunes de banlieue, chômeurs de longue durée etc… Ces sous-types fonctionnant, d’ailleurs, sur un modèle prototypique ou modèle idéal sans référence obligée à une quelconque réalité. Enfin, et c’est sans doute le point le plus saillant, cette organisation interne induit que tous les individus désignés comme exclus ou appartenant à cette catégorie ne sont pas équivalents. Il y a des individus plus exclus ou moins exclus que d’autres et cette différence se retrouve dans nos représentations circulant dans l’espace de nos discours mais aussi dans celui de nos pratiques car les catégories et les représentations formulées sur celles-ci ne sont pas construites par un individu isolé mais par un individu en société et nourrissent nos interactions quotidiennes.

Si on ne peut parler à propos du sous-type S.D.F. d'instance prototypique, ce dernier incarne, néanmoins, le point extrême de l'exclusion, condensant toutes les formes possibles du manque. C'est sur le manque et la nature de celui-ci que va s'organiser la catégorie des exclus et la déclinaison des sous-types.

Cette déclinaison en sous-types autorise des prises de position diverses et variées envers les individus ainsi dénommés allant de l'élan de solidarité aux textes sanctionnant la mendicité sans pour autant déstructurer la catégorie générale ou "méta-catégorie" des "exclus" entendus, par le sens commun, comme des personnes à secourir.

Notes
125.

M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard éd., (1966), 1993, p. 133.

126.

Cl. Hagège, L'homme de parole. Contribution linguistique aux sciences humaines, Fayard éd., 1985, p. 132.

127.

P. Bourdieu, "A propos de la famille comme catégorie réalisée", Actes de la recherche en sciences sociales, n°100, 1993, pp. 32-36.

128.

E. Durkheim, "Les représentations individuelles et les représentations collectives", op. cit.

129.

M. Mauss, Oeuvres 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, (1872), Minuit éd., 1974.

130.

J.Ph. Leyens, Sommes-nous tous des psychologues? Approche psycho-sociale des théories implicites de personnalité, Mardaga éd., 1983, p. 35.

131.

H. Tajfel, "La catégorisation sociale", in S. Moscovici, Introduction à la psychologie sociale, Vol.1, Larousse éd., 1972, pp. 272-302.

132.

J.Cl. Deschamps, L'attribution et la catégorisation sociale, Lang éd., 1977.

133.

E. Rosch, "Classification d'objets du monde réel: origines et représentations dans la cognition", Bulletin de psychologie, numéro spécial: La mémoire sémantique, 1976, pp. 307-313.

134.

G. Kleiber, La sémantique du prototype, catégories et sens lexical, P.U.F. éd., 1990.

135.

La formule est de F. Cordier, in "Gradients de prototypie pour cinq catégories sémantiques", Psychologie française, 25, n°3-4, 1989, pp. 211-219.

136.

M. Huteau, "Organisation catégorielle des objets sociaux: Portée et limites des conceptualisa- tions d' E. Rosch", in D. Dubois, Sémantique et cognition. Catégories, prototypes, typicalité, C.N.R.S. éd., 1991, pp. 71-88.

137.

M.B. Brewer cité par J.P. Leyens et Coll., Stéréotypes et cognition sociale, Mardaga éd., 1996.

138.

Idem

139.

L. Wittgenstein, "Investigations philosophiques", in Tractatus logico-philosophicus, Gallimard éd., 1972.