2. Le poids du stigmate

Si la désignation permet la catégorisation qui elle-même découpe le monde en une infinité de "eux" et de "nous", l’acte de nommer n’est pas anodin. "Le nom qui donne vie ne va pas de soi, il vient de nous" 140 et plus précisément de ceux qui ont le pouvoir de nommer. D'après J. Calvet 141 , le droit de nommer est le versant linguistique de l’appropriation. En nommant l’autre, nous le faisons venir au monde en même temps que nous lui assignons une place ou une identité.

On sait que les historiens travaillant sur la pauvreté n'accèdent jamais directement dans leurs sources à la parole des pauvres. "Les pauvres sont des muets qu'il nous faut faire revivre" 142 nous dit J.P. Gutton.

Les pauvres, et plus largement les exclus, sont exclus d'une position d'énonciateurs de leurs discours. C’est du côté des inclus (sans jamais se dénommer comme tels) que réside le pouvoir de nommer l’exclu et de parler. Si les discours sur l’exclusion sont énoncés par ceux qui ne sont pas nommés comme tels, alors qu’en est-il des individus ainsi désignés?

Porteurs d'une identité disqualifiée par le terme même d'exclu, les exclus sont rejetés "des groupes et des places d'où l'on parle" 143 . Les manifestations ou les mouvements sociaux ne sont que rarement portés par des individus "exclus" ou se reconnaissant comme tels dans le sens où ceux qui connaîtraient cet état ne seraient justement plus là pour le dire ou pour en témoigner.

L'exclusion interdit, par la disqualification qu'elle entraîne, l'ancrage identitaire et collectif. Selon P. Bourdieu, "les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent des rapports de force entre les locuteurs (…)" 144 . Ainsi, le pouvoir de dire, de "se" dire avec des mots est interdit à l'exclu et cette interdiction est signifiée entre les lignes mêmes du mot exclusion.

Au delà de l’énonciation de soi, c’est la question du passage de l’individu à l’acteur qui émerge en sachant que l’acteur qui parle et qui agit s’insère dans les relations sociales et les transforme. Ce passage semble impossible pour l’individu qualifié d’exclu qui est voué, dès lors, à une mise à mort symbolique en même temps qu’il est exhibé dans son silence.

On sait que les stéréotypes et les préjugés sont interdépendants et forment les deux composantes des catégories sociales. Dans le cas de l'exclusion, c'est la catégorie même qui est à entendre comme un stigmate, un "attribut qui jette un discrédit profond" 145 sur l’individu. Plus que d'attribut, c'est de relations qu'il convient de parler afin d'être fidèle à la pensée d'E. Goffman, et c’est le nom même de la catégorie qui est un stigmate puisque cette désignation fonctionne sur le mode négatif et dévalorisant. Les termes d’exclusion et d’exclu, employés de façon absolue, sans complément, sont devenus peu à peu des noms propres où le mot et la chose se confondent.

J. Maisonneuve définit les stéréotypes "(…)comme des schémas perceptifs associés à certaines catégories de personnes ou d'objets, cristallisés autour du mot qui les désigne et intervenant automatiquement dans la représentation et la caractérisation des spécimens de ces catégories" 146 . Et ce sont ces dernières qui nous fournissent un modèle d'appréhension des autres et de nous-mêmes: "Les groupes sociaux offrent à leurs membres une identification d’eux-mêmes en termes sociaux et ces identifications sont dans une très large mesure relationnelles et comparatives: elles définissent l’individu comme semblable à ou différent de, comme meilleur ou moins bon que les membres d’autres groupes" 147 . Les catégories, et l’appartenance à celles-ci, sont donc associées à des connotations positives ou négatives. L’exclu est un modèle en négatif. La structuration interne des catégories en sous-types permet un découpage plus fin de la réalité, le sous-type S.D.F. va offrir le modèle négatif extrême et les connotations associées à ce dernier en seront d'autant plus fortes. Si la pauvreté qualifiait le manque sur le mode de l’avoir, l’exclusion travaille sur l’être et débouche sur une identité en creux: l’exclu n’est rien et ce manque en fait toute sa substance. C’est donc à une faillite identitaire et à une souffrance que le sujet désigné comme exclu est confronté.

V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti 148 , travaillant sur la notion de "désinsertion sociale", insistent sur le facteur symbolique de l'exclusion. A côté d'un facteur d'ordre économique et d'un facteur relatif à la fragilité ou à l'absence de liens sociaux, ce facteur symbolique correspond aux exigences normatives de la société qui entraînent l'individu défaillant dans la dévalorisation et dans la honte. Dans ce cadre, l'exclusion fonctionne comme une sanction rejetant l'individu qui ne respecte pas ces normes. La dévalorisation accompagnant ce rejet sera d'ailleurs intégrée par l'individu "honteux" qui va donc, en amont, adhérer au jugement porté sur lui. Dans cette optique, c'est le dilemme entre l'intériorisation des valeurs et des normes sociales et l'impossibilité de s'y conformer qui va orchestrer cette auto-dévalorisation. Toutefois, il semble, à la lecture des éléments que nous avons développés, que l'acte de catégorisation effectué par la notion d'exclusion entretienne un rapport aux normes plus ambigu. La catégorie des exclus, organisée en sous-types, entraîne des différences de traitements et de représentations véhiculées à l'égard de la multitude des individus rassemblés dans cette catégorie. Le rapport aux normes jouera d'autant plus que l'individu sera jugé comme très exclu et d'autant moins s'il est à la lisière de la catégorie. C'est ainsi que les individus S.D.F., cumulant toutes les formes de manque, seront pris dans ce jeu normatif qui sera lui-même à l'origine du champ de tensions dans lequel la notion d'exclusion se déploie car le manque qu'ils incarnent nous renvoie d'abord à l'envers de la norme.

Notes
140.

G. Gusdorf, La parole, P.U.F., (1952), 1972, p. 22.

141.

J. Calvet, Linguistique et colonialisme, Payot éd., 1974, p. 151.

142.

J.P. Gutton, La société et les pauvres en Europe, XVI ième - XVIII ième siècles, P.U.F. éd., 1974, p. 5.

143.

P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques, Fayard éd., 1982, p. 169.

144.

Idem p. 14.

145.

E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, (1963), Minuit éd., 1975, p. 13.

146.

J. Maisonneuve, op. cit., p. 110.

147.

H. Tajfel, "La catégorisation sociale", in S. Moscovici, Introduction à la psychologie sociale, op. cit.

148.

V. de Gauléjac, I. Taboada Léonetti, La lutte des places. Insertion et désinsertion, Hommes et Perspectives éd., 1994.