1. La dimension du travail et de l'utilité sociale

A. Le travail: une valeur toujours d'actualité

"Que faites-vous dans la vie?" Cette question, apparemment banale et couramment posée, porte toujours sur le travail et révèle la place centrale que celui-ci occupe au sein de notre organisation sociale. Cette question demande, en profondeur, ce que fait l'homme de ses pulsions, comment ce dernier, afin de devenir un être civilisé, les sublime en les inscrivant dans un réseau social. Mais cette question va plus loin, le fait même de la poser implique une justification de celui qui y répond. Derrière cette question, c'est de la présence au sein du social, de la place qu'on y occupe dont il s'agit. Plus fondamentalement, c'est sur un droit à l'existence et sur une évaluation de cette existence que porte la question.

Y. Barel 150 a qualifié le travail de "Grand Intégrateur". Selon l'auteur, ce modèle remplirait trois fonctions essentielles qui sont l'organisation sociale, le maintien de l'ordre et la création du sens. Le travail, qui est lui-même une norme, permet l'intégration sociale et constitue l'une des formes majeures du lien. Le travail, outre qu'il permet le gain financier qui autorise la consommation, définit les identités sociales, les appartenances et organise les rapports sociaux. Avec l'augmentation du chômage, la généralisation des contrats précaires, le débat sur la réduction du temps de travail, nous nous trouvons pris dans un profond paradoxe: cette valeur (ou ce but ultime) acceptée par la plupart des membres de la société deviendrait de plus en plus difficilement atteignable par tous. De fait, certains auteurs jugent le travail comme une valeur moins centrale qu'elle ne l'était auparavant. Selon F. Dubet et D. Marticelli, "si le travail reste encore un des principaux -mais non l'unique- éléments d'intégration sociale, voire d'organisation de la vie sociale, il n'est plus véritablement une matrice de significations et de valeurs." 151

Toutefois, les résultats des études effectuées sur le vécu du chômage ou d'enquêtes ayant pour objet les valeurs sociales incitent à plus de pondération. Nombre de recherches soulignent, en effet, la place centrale du travail dans les aspirations des chômeurs. C. Nicole-Drancourt 152 , lors d'une étude sur les aspirations de la génération née en 1960, démontre que plus que jamais l'identité sociale passe par l'identité professionnelle. De même pour D. Schnapper 153 , le travail est toujours une norme car il organise notre vie collective en étant le lieu de l'expression des échanges sociaux.

Les enquêtes sur les valeurs sont tout aussi éclairantes. L'étude effectuée sur les valeurs des Français 154 révèle que le travail vient au second rang par ordre d'importance, tout de suite après la famille. Cette étude indique également qu'une majorité de personnes a une attitude positive à l'égard du travail. Seule une minorité considère qu'il serait souhaitable que le travail ait moins d'importance à l'avenir. Les mutations affectant le travail traduisent un glissement vers un mode d'expression plus individualiste privilégiant les qualités en rapport avec l'autonomie et l'épanouissement personnel. Ce n'est donc pas d'un affaiblissement de la valeur du travail dont il s'agit mais plutôt d'une transformation, et même, peut-être, d'une plus grande importance attribuée au travail puisque celui-ci est le garant d'un certain épanouissement personnel. Le travail constitue pour 60% des personnes interrogées "le cœur de la vie" et seulement 22% des personnes "ne travailleraient pas si elles pouvaient faire autrement". Outre ces chiffres, l'enquête démontre une stabilité des valeurs intergénérationnelles: un fond culturel reste commun qui regroupe les mêmes principes moraux. C'est aussi cette stabilité qui émerge de l'enquête effectuée par P. Cousin: "la stabilité des valeurs, depuis trente ans de sondage, nous permet de dire que nous aurions au niveau collectif la prédominance de valeurs collectives de base constituant une sorte de tronc commun assez largement accepté (…)" 155 Dès lors, s'il est important de noter la prégnance de la valeur travail, il est tout aussi intéressant de relever la pérennité des valeurs dites morales et le commun accord jugeant ce qui est bon ou mauvais, bien ou mal notamment au niveau des conduites à adopter, des modèles d'éducation à transmettre, plus largement des modes de vie à suivre. Le travail, qui incarne l'utilité sociale, fait partie de ces modèles et correspond à une exigence normative.

Notes
150.

Y. Barel, "Le Grand Intégrateur", Connexions, n° 56, 1990, pp. 85-100.

151.

F. Dubet, D. Martuccelli, Dans quelle société vivons-nous?, Seuil éd., 1998, p. 111.

152.

C. Nicole-Drancourt, Le labyrinthe de l'insertion, La Documentation Française, 1991.

153.

D. Schnapper, "A propos de la cohésion sociale et de l'âge démocratique", in Quelles valeurs pour demain, 9° forum, Le Mans, Seuil éd., 1998, pp. 142-152.

154.

J. Stoetzel, Les valeurs du temps présent: une enquête européenne, P.U.F. éd., 1983. Voir aussi: H. Riffault, Les valeurs des Français, P.U.F. éd., 1994.

155.

P. Cousin et Coll., La mutation des croyances et des valeurs dans la modernité. Une enquête comparative entre Angers et Grenoble, L'Harmattan éd., 1996, p. 17.