B. Les "inutiles au monde"

La ligne de partage que trace l'exclusion opère sur ce premier axe en différenciant les populations qui occupent un emploi stable et celles au statut professionnel plus précaire ou inexistant.

Selon R. Castel 156 , nous assistons à un retour des "surnuméraires": des sujets et des groupes qui n'existent plus socialement au sens où exister socialement traduit une place dans la société. Ainsi, il semble y avoir homologie de situation entre les "inemployables" d'aujourd'hui et les "inutiles au monde" d'hier.

La mention d'inutiles au monde (inutiles à la chose publique, poids inutile de la terre) est une mention que l'on retrouve couramment, à partir du XIVième siècle, dans les actes de condamnation mais aussi dans les traités sur les gueux ou les vagabonds. L'absence de travail dans une société en marche vers l'organisation capitaliste de la main d'œuvre met en danger l'ordre public et "est perçue comme la racine de tout comportement anomique, c'est à dire violant les normes de l'ordre établi." 157 Le travail est aussi source de vertus et permet la mise en conformité de populations jugées déviantes: pauvres, vagabonds, prostituées, infirmes divers… On peut d'ailleurs retrouver les traces de cette vertu du travail dans l'actualité et notamment dans les Centres d'Aide par le Travail. le travail est ici considéré comme un outil qui va contribuer à réadapter une population souffrant d'un handicap.

L'assistance des populations sans emploi s'est étalonnée selon la situation de l'individu face au travail et à la capacité ou non de ce dernier à occuper un emploi. Très tôt s'est mise en place une différenciation entre les populations invalides (vieillards, infirmes, jeunes enfants…) se trouvant dans l'incapacité de subvenir à leurs propres besoins, requérant une assistance et une population de "mauvais pauvres", mendiants valides jugés oisifs et hors-normes, devant être sanctionnés et réadaptés. Si la première catégorie était inscrite dans les réseaux d'assistance et participait, dès lors, au lien social, les "mauvais pauvres" en revanche, exclus de cette zone d'assistance, représentaient l'image d'individus désaffiliés.

On le voit, l'idée prédominante dans cette séparation entre les populations nécessiteuses est l'adhésion ou non à la valeur travail et la conformité à la norme de l'utilité sociale. M. Mollat 158 note, à ce propos, que c'est le travail qui constitue la référence dont dépend la qualité du pauvre. Ainsi, cette séparation va s'organiser sur la possibilité ou l'impossibilité de travailler et va être orchestrée par le soupçon pesant sur l'individu qui n'a pas d'emploi. Celui-ci va devoir légitimer sa situation en mettant en avant son irresponsabilité et son désir d'intégration. Dès lors, cette dichotomie entre les pauvres va s'étayer sur des catégories connotées à des valeurs morales opposant grossièrement le "bon" et le "mauvais", le "positif" et le "négatif", par extension: le "normal" et le "déviant".

Comme on l'a vu plus haut, les catégories fondent les constellations dans lesquelles l'individu est classé et décodé, elles instituent, par là, notre réel. L'acte de catégorisation opéré par l'exclusion décrit, en partie, la relation que l'individu entretient avec le monde du travail. Les exclus sont ceux qui se trouvent dans une situation professionnelle précaire ou sans emploi. Si l'exclusion est d'abord considérée comme un fléau et les exclus comme des victimes à secourir, on sait, néanmoins, que les catégories et plus largement les cadres des classifications laissent un effet qui leur survit en se cristallisant. On sait aussi, par l'étude de la structuration interne des catégories, que certains individus sont jugés plus exclus que d'autres. La déclinaison de la catégorie des exclus en sous-types va s'articuler sur le manque et la nature de ces manques mais elle va aussi opérer, de façon moins visible, en amont de ces manques en évaluant d'une part les raisons de ces manques (par exemple, le chômage des jeunes diplômés souligne le problème du manque d'expérience professionnelle ou bien encore la désignation "chômeurs longue durée" traduit la difficulté de retrouver un emploi après une longue période d'inactivité professionnelle) et, d'autre part, en évaluant l'adhésion de l'individu au projet social commun ou aux valeurs dominantes qui fondent notre société, et notamment la valeur du travail laquelle, comme les enquêtes le démontrent, est loin d'être obsolète. A cet égard, les recherches effectuées par I. Astier 159 sur les commissions locales d'insertion montrent bien l'importance de l'"effort" demandé aux allocataires du R.M.I. et la méfiance, voire la suspicion, qui pèsent sur certaines catégories de personnes. Dès lors, la déclinaison des sous-types va s'articuler sur un axe: victime-coupable ou victime-responsable de son sort ou encore intégré-déviant. Ainsi, derrière la catégorisation opérée par l'exclusion, on décèle non seulement une perception du monde social sous la forme d'une dichotomie (inclus/exclus) mais aussi, à l'intérieur de cette dichotomie, une organisation hiérarchique des individus révélatrice de l'ordre social, de normes en vigueur, bref d'un système culturel ainsi que d'une définition de ces derniers en termes de "conformes" ou non, "meilleurs", moins "bons" voire "mauvais" ou bien encore "inutiles au monde".

Notes
156.

R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard éd, 1995.

157.

B. Geremek, Truands et misérables dans l'Europe moderne (1350-1600), Gallimard éd., 1980, p. 10.

158.

M. Mollat, Les pauvres au Moyen-Age, (1978), Complexe éd., 1992.

159.

I. Astier, "Chronique d'une commission locale d'insertion", in J. Donzelot, op.cit.