2. La norme de domiciliation

A. Fixité et ancrage territorial

Si le travail inscrit l'individu au cœur des échanges symboliques, le domicile fixe ce dernier dans une inscription physique. Aujourd'hui, on ne parle plus de vagabonds, ni même de clochards, rarement de mendiants, les expressions telles que sans-abri et S.D.F. ont pris le relais. Ces appellations ne recouvrent pas la même réalité sociale. Le terme de mendiant qualifiait d'abord un état de dénuement mais surtout une modalité de l'échange, le mendiant bénéficiait par le jeu du don d'un certain niveau d'intégration sociale. Le clochard, quant à lui, véhiculait l'image d'un homme ayant choisi une vie marginale, travaillant parfois comme chiffonnier, fréquentant les marchés et les arrière-cours des restaurants, pratiquant de temps en temps la mendicité. Ces deux appellations ont ceci en commun qu'elles mettent en scène des personnages inscrits dans le paysage citadin (places publiques, porches d'église…), fixés dans l'espace public et donc plus ou moins familiers. Toute différente était la représentation du vagabond désigné d'abord par sa mobilité dans l'espace, incarnant la rupture d'avec le corps social.

De prime abord, la représentation des S.D.F. nous renverrait, non pas vers une mobilité, mais plutôt vers une imposition statique d'eux-mêmes dans l'espace public: trottoirs, gares, centres commerciaux couverts, abords des centres d'hébergement… Néanmoins, comme nous l'avons déjà relevé, les initiales S.D.F. marquent une identité en creux, définie d'abord par le manque. Et ce manque s'applique non pas sur le domicile mais sur la fixité de ce dernier, c'est ainsi qu'il nous plonge d'emblée dans une réflexion sur la territorialité et sur l'errance. A cet égard, J. Ménéchal 160 , renversant la problématique classique de l'offre matérielle envers des individus "sans" domicile, propose la prise en considération de "sujets" en "errance urbaine" confrontés justement à une "non" offre matérielle. Dans ce cadre, l'errance devient l'aspect central de la problématique portée par les personnes sans domicile fixe. C'est encore d'errance dont il s'agit chez F. Goldberg 161 étudiant les conditions de vie d'adolescents ou de jeunes adultes sans domicile fixe. La rue est considérée, par l'auteur, comme une métaphore de l'espace psychique et la fréquentation de cet espace comme une mise à distance des objets parentaux dont le domicile est le symbole. La question S.D.F. est intrinsèquement liée à la notion d'espace et aux modalités d'occupation de celui-ci. A ce stade, il convient de différencier l'errance du voyage ou du nomadisme. Si ces deux derniers aspects conservent toujours un but final, une arrivée dans un lieu privilégié et précurseur, parfois, d'un autre départ, l'errance se situe plutôt du côté du non-lieu ou de l'entre-deux, entre perte et reconquête.

Pister les emplois de la désignation S.D.F. peut se révéler fort instructif. L'expression, en effet, n'est pas nouvelle, B. Geremek 162 la signale en 1488 dans les registres d'écrou du Châtelet de Paris. Celle-ci signifiait alors "sans demeure fixe" et qualifiait l'individu "demeurant nulle part c'est-à-dire partout." La formule peut paraître frappante et si elle renvoie l'individu à une universalité, elle exclut en même temps ce dernier de l'appartenance à la communauté des hommes, que cette communauté soit physique (appartenance à un territoire spécifique tels le village ou le hameau) ou symbolique (intégration dans les échanges et réseaux sociaux).

La notion même de "sans domicile fixe" apparaît, semble-t-il, en 1912 163 lors de la création du carnet anthropométrique destiné aux nomades et légalise par là une différence de traitement administratif entre les sédentaires et les gens du voyage puisque ce carnet de route tenait lieu, jusqu'en 1969 164 , de carte d'identité et constituait une pratique de surveillance des déplacements.

Le travail, comme on l'a vu, opérait une coupure entre les pauvres différenciant les inaptes et les oisifs. Mais cette dichotomie s'est aussi articulée sur la question de la domiciliation car l'assistance suppose le rattachement à un territoire.

De nos jours, le critère de domiciliation administrative (domiciliation dans un centre d'hébergement par exemple) est nécessaire à l'intervention sociale et établit le rattachement de l'individu à une ville ou un département. P. Pichon souligne que "la catégorie socio-administrative des Sans Domicile Fixe s'est imposée (…) non seulement pour signifier l'absence de ces liens sociaux fortement intégrateurs que sont le travail ou la résidence mais encore pour marquer, aujourd'hui comme hier, le lien qu'institue le territoire d'appartenance (…)." 165

R. Castel 166 voit dans le désir d'éradication du vagabondage ou de l'errance, une volonté de fixer l'homme à sa tâche et l'articule à l'émergence de la condition salariale. Pour sa part, se référant à l'ordonnance de Jean le Bon de 1350 tentant de limiter les salaires, B. Geremek relie, en partie, l'interdiction de l'errance à la protection du capital des exploitants 167 . Les grandes épidémies entraînèrent, en effet, une pénurie de main d'œuvre et les individus pouvaient, dès lors, faire augmenter les salaires en vendant leur force de travail aux plus offrants.

Toutefois, au-delà des conjonctures économiques, l'errance pose le problème de l'individu désaffilié, en marge, hors de la sphère d'intégration symbolisée par le travail et/ou les relations sociales et familiales. L'errant incarne l'homme solitaire, en dehors des circuits, ne bénéficiant pas de la protection de la communauté mais, en contrepartie, non assujetti aux normes et libéré de toutes contraintes. Comme le remarque E.H. Riard 168 , l'errance, qu'elle soit choisie ou subie, est un concept flou, aux frontières imprécises avec la délinquance et la marginalité. L'errance déstructure notre organisation spatio-temporelle qui est à la base de notre entendement et de nos repères. Celle-ci nous renvoie au chaos de l'ordre établi, aux failles de notre unité sociale mais aussi à celles de notre unité psychique, bref à un certain désordre et donc à un danger potentiel.

Notes
160.

J. Ménéchal, "Sujets en errance urbaine et problématiques identitaires de la spatialité", Les cahiers du C.R.P.P.C., n°4, 1998, pp. 55-58.

161.

F. Goldberg, "Une métaphore de l'espace psychique", Informations sociales, n°60, 1997, pp. 28- 35.

162.

B. Geremek, op. cit., p. 21.

163.

S. Wahnich, "L'errant, entre liberté et exclusion", Politix, n°34, 1996, pp. 29-46.

164.

J. Cubéro, Histoire du vagabondage du Moyen-Age à nos jours, Imago éd., 1998.

165.

P. Pichon, "Un point sur les premiers travaux sociologiques français à propos des sans domicile fixe", Sociétés contemporaines, n° 30, 1998, pp. 95-109.

166.

R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, op. cit.

167.

B. Geremek, La potence ou la pitié. L'Europe et les pauvres du Moyen-Age à nos jours, Gallimard éd., 1987.

168.

E.H. Riard, "Risque d'errance à l'adolescence: proposition de l'hypothèse de l'oscillation polarisée", Pratiques psychologiques, n°1, 1996, pp. 13-21.