B. Images de l'errance

L'origine du verbe errer est daté du Vième siècle et signifie "aller çà et là". Dans l'ancien testament, l'errance est associée à un savoir implicite quant à la finalité du voyage. L'errance et le doute sont les prémices nécessaires à la découverte ou à la terre promise. Selon A. Birraux 169 , c'est dans le Nouveau Testament que se lit une évolution de l'errance. Bien que le Christ connût une vie de nomade, l'errant se meut peu à peu en un fourvoyé, un égaré en perdition que le pasteur se doit de ramener à demeure. Au XIIième siècle, par dérivation, le sens figuré d'errer s'officialise et l'errance devient synonyme "d'erreur", errer, de "se tromper". Ainsi, d'une errance physique ou d'une mobilité spatiale, le sens évolue et aborde les rivages de la raison, de l'esprit mais aussi de l'âme. A cet égard, l'expression familière "errer comme une âme en peine" évoque l'image de ces âmes perdues au purgatoire ou en souffrance, en attente de leur rachat. M. Foucault 170 , en prenant l'exemple du Narrenschiff, a montré la prégnance de l'association entre errance et folie. Les aliénés d'alors avaient une vie facilement errante: chassés des villes dans lesquelles ils n'étaient pas citoyens, et nous renouons ici avec la question posée par l'appartenance territoriale, ils étaient embarqués de force et voguaient. Enfermés dans le navire, les aliénés étaient exclus du corps social et leur errance physique symbolisait leur errance mentale. Une question émerge, ici, qui deviendra centrale dans les débats sur le vagabondage: si les aliénés sont condamnés à errer dans le labyrinthe de leur esprit, les errants sont-ils tous des aliénés? Néanmoins, cette errance sur l'eau peut aussi prendre la forme du voyage purificateur et nous pouvons associer cet aliéné en quête de raison au pèlerin qui, au cours de ses voyages infinis, espère rencontrer Dieu ou le faire rencontrer à d'autres et tente, lui-même, de mieux se connaître.

Dans le mythe biblique, sur lequel nous reviendrons, l'errance prend la forme du châtiment divin. Caïn, premier vagabond sur une terre devenue pour lui stérile, est condamné à l'errance perpétuelle pour l'ignominie de son crime en même temps qu'il est protégé de la mort afin de mieux goûter son affliction. Cette dimension de la peine se retrouve aussi dans la légende mettant en scène l'errance d'Ahasvérus, devenu vagabond pour avoir maltraité le Christ marchant au supplice.

On le voit, l'image de l'errance est multiforme et touche à l'âme, à la raison et son envers la folie, au châtiment et à la souffrance. Elle s'applique aussi, dans l'expression du chien errant, à l'absence du maître et donc au défaut de domestication qui condamne à la solitude et qui traduit la dangerosité sociale. L'errance renvoie, par là, à la sauvagerie ou à l'animalité, elle rejette hors de la sphère de l'humanité.

Nous nous sommes appuyé, plus haut, sur le modèle freudien de la culture entendant celle-ci comme un cadre contenant la dimension pulsionnelle. C'est donc dans la culture que l'on peut déceler, en creux, cette pulsion à canaliser ou à civiliser. La culture se situe, dans cette optique, "du côté de la fondation cachée de l'ordre social" 171 , la société étant l'aspect d'ordonnancement visible et concret de cet ordre. L'errance, porteuse de désordre social, est présente dans nos productions culturelles. Ces productions sont, déjà, le lieu de mise en discours de ce danger et constituent, ainsi, une lisibilité mais aussi une tentative de mise à distance de celui-ci.

Notes
169.

A. Birraux, "Notions d'errance", Adolescence,n°23, 1994, pp. 13-18.

170.

M. Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, op. cit., p. 18 et suivantes.

171.

P.L. Assoun, Freud et les sciences sociales, op. cit., p. 94.