C. De la dangerosité à l'abjection

L'errance fait l'objet d'une désapprobation collective. Sur elle, pèse l'opprobre au sens où l'entendait S. Freud 172 . L'opprobre est ce qui est considéré comme mauvais par une société et qui est voué à une mise à l'index. Ce mauvais nous révèle en fait, par retournement, la nature de ce qui est bon ou désirable et donc les idéaux d'une société. En vouant à l'opprobre tel ou tel comportement, la société nous indique la part de nous-mêmes interdite parce que révélatrice de nos pulsions. L'opprobre enfreint les normes d'usage ou de comportement. Plus largement, elle viole les lois non écrites de notre culture telle, par exemple, la parole mythique qui est un des vecteurs des idéaux collectifs. L'opprobre se place donc du côté de la notion d'idéal social. Les travaux de M. Douglas 173 nous ont appris que nos catégories de la perception du monde se construisent sur l'opposition entre le pur et l'impur. La saleté profane et la souillure sacrée contribuent à la constitution d'un ordre symbolique qui procède par des exclusions et des inclusions. Cet impératif d'exclusion constitue l'existence collective et transforme l'organisme social en un système symbolique. Ce découpage du monde débouche sur la formulation de discours et de pratiques séparant le bon et le mauvais et, par extension, validant ou invalidant certains objets, que ceux-ci soient naturels ou sociaux. La saleté relève de ce qui est méprisable, inconvenant ou ignoble, elle trouble un certain ordre des choses et supporte le poids de l'opprobre. Elle est un élément relatif à la marge de l'ordre et se construit sur la formulation de catégorisations fondées sur la différence.

Le même procédé semble être à l'œuvre dans l'élaboration de l'exclusion. Celle-ci est fondée, disions-nous plus haut, sur une problématique du lien unanimement reconnu comme absent ou trop lâche. Mais de quel lien s'agit-il si ce n'est de celui des hommes entre eux? L'expression déjà citée de "côte à côte" 174 traduit bien cette distance spatiale mais aussi symbolique puisque l'échange entre inclus et exclus est, dans cette disposition, impossible. Cette opposition dans l'occupation de l'espace symbolique nous renvoie à une mise à l'écart ou une "mise à l'index" de l'exclu en même temps qu'elle traduit une absence de similarité entre les deux groupes. L'exclu, par son éviction des lieux d'échanges et de partage tissés par le lien social, est dès lors expulsé de la communauté des hommes et disqualifié comme semblable. Ce rejet, ou ce déni de similarité avec l'exclu, pose au final la question de l'altérité mais aussi celle de l'abjection dont elle est, nous semble-t-il, le pendant.

J. Kristeva 175 définit l'abject comme un non-objet de désir, un non-être en quelque sorte. L'abject menace le propre qui sous-tend toute organisation sociale dans sa mise en ordre et donc dans son système d'appartenance et d'exclusion. Rien de commun ne nous lie avec celui qui est touché par l'abjection. Celui qui est abject est (…) méprisé et intouchable: c'est un paria (…) un déchet d'humanité non fréquentable (…)" 176 . C'est ainsi que l'abjection réalise la mort sociale de l'autre constitué en radicalement différent de soi parce qu'impur ou, plus largement, parce que n'appartenant pas au règne de l'humain. L'effroi de l'abject ou du non-être nous entraîne vers ce qui est différent de l'homme civilisé, vers ce qui peut être entendu comme étranger à notre humanité. L'abjection tend moins à éloigner l'autre qu'à l'ignorer ou le renier dans son statut d'homme. Cette qualification de l'autre comme radicalement étranger à soi-même conduit à la discrimination des populations mais aussi à leur éviction ou à leur élimination physique et réelle. L'épisode tragique de la Shoah mais aussi les conflits actuels sous fond de purification ethnique ne sont pas des métaphores. Le discours nazi associant les juifs aux poux, aux rats ou à la vermine 177 était basé sur l'idée d'une souillure à la fois morale et physique se propageant et infestant le corps social tout entier.

Nous avions insisté plus haut sur l'impossibilité pour l'individu qualifié d'exclu de devenir un acteur agissant sur son environnement. Non acteur car interdit de parole et non sujet car radicalement étranger au règne de l'humain, l'exclu est condamné à porter le masque, ô combien tragique, que la réalité du discours lui impose, un masque qui fait de lui un personnage supportant l'altérité et sécrété par la collectivité dans son désir de "faire" société.

Plus encore que l'exclusion, qui recèle une imagerie puissante mais aussi une indétermination sémantique découlant de sa dimension métaphorique, l'errance nous renvoie à l'altérité. L'errant est, en effet, un homme qui a quitté sa terre ou son territoire, il représente ainsi la figure de l'étranger dont on ignore l'origine et colporte avec lui l'accent d'un "ailleurs" inconnu et dangereux. Toutefois, si l'on se réfère aux travaux de S. Freud, la construction et le fonctionnement de l'altérité comme négation de l'autre semblent être plus complexes. La culture, cadre conteneur de nos pulsions, nous permet de lire, en creux, la présence de ces dernières et donc cette part interdite de nous-mêmes. Ce sont ces interdits qui constituent l'organisme social comme système symbolique et ce sont eux qui fondent l'abjection catégorisant le monde dans lequel nous vivons, constituant ainsi l'ordre social. Dès lors, l'abjection dont est porteur l'autre (mais aussi l'exclu puisque l'abjection fonctionne sur les modalités de l'insertion et de l'exclusion) nous renvoie d'abord à nous-mêmes. Dans ce cadre, l'autre représente moins une radicale altérité que le dépositaire de notre part maudite. Ainsi, l'abjection se meut dans un jeu spéculaire de ressemblance et de différence d'avec autrui. Une ressemblance tellement claire qu'elle en est niée avec la violence du dégoût qui inscrit de façon radicale l'exclusion de l'autre. Le dégoût mais aussi la peur que nous inspire l'abject se fait d'abord l'écho de ce qui est étranger en nous, de cette partie de nous en deçà de la civilisation.

Selon J. Kristeva, "l'abjection est un phénomène universel, on le rencontre dès que se constitue la dimension symbolique et sociale de l'humain et tout au long des civilisations" 178 . L'abjection est non seulement coextensive de l'ordre social à l'échelle collective mais aussi à l'échelle individuelle. Elle est un maillon dans l'articulation de la psyché et du socius. Inscrite dans la constitution même de notre système symbolique, l'abjection dessine des frontières entre le pur et l'impur, le dedans et le dehors, le même et le différent. Fonctionnant sur des oppositions radicalement tranchées, elle imprime son sceau sur nos classifications du monde et sur nos catégorisations sociales. Par là, elle prend la forme d'un invariant de la pensée, structurant nos matrices culturelles, et fait entendre sa voix autant dans les représentations que nous formulons sur autrui que dans les pratiques dont il est l'objet.

Notes
172.

S. Freud, "L'interêt de la psychanalyse", in Scientia, Retz éd., Vol. 14, 7ième année, 1913.

173.

M. Douglas, De la souillure. Etudes sur la notion de pollution et de tabou, (1967), La Découverte éd., 1992.

174.

Voir supra, J. Donzelot.

175.

J. Kristeva, Pouvoirs de l'horreur. Essai sur l'abjection, Seuil éd., 1980.

176.

J. Maisondieu, L'idole et l'abject, Bayard éd., 1995, p. 52.

177.

S. Friedlander, L'antisémitisme nazi. Histoire d'une psychose collective, Seuil éd., 1971.

178.

J. Kristeva, op. cit., p. 83.