SECTION II. Plan du développement

Afin de faire travailler au mieux ces hypothèses, nous couvrirons deux niveaux d'analyse.

Le premier de ces niveaux, de portée large, fait l'objet de la deuxième partie de notre recherche. Il s'attache à la problématisation formulée par la notion d'exclusion. Par problématisation nous entendons, à la suite de R. Castel 179 , un faisceau unifié de questions qui a émergé à un moment donné. Les discours scientifiques mais aussi les rapports officiels et les dispositifs d'action publique ont institué l'exclusion comme problème social. L'analyse de l'économie interne de ces discours, qui fait l'objet du premier chapitre, nous donnera quelques clefs de compréhension des conditions qui régissent, dans une société déterminée, l'apparition de certains énoncés. Ce travail sur "l'archive" tel que l'avait défini M. Foucault 180 nous permettra de repérer les soubassements de l'exclusion et l'héritage historique dont celle-ci est porteuse. Nous insisterons sur sa genèse et sur les conditions de possibilité des discours qui se réfèrent à la notion. Par là, nous accéderons à l'organisation interne de la catégorie et à ses modalités de construction. Nous tenterons d'extraire du vaste ensemble des exclus la figure du S.D.F. et la spécificité de ce dernier à l'intérieur de ce champ.

Nous prolongerons cette étude sur la problématisation par un deuxième chapitre qui tentera une analyse de l'exclusion dans le langage usuel et dans le discours médiatique.

L'exclusion est d'abord une notion de sens commun et l'étude du lexique peut nous fournir des éléments d'analyse pertinents. Nous examinerons, tout d'abord, les définitions des termes "exclusion", "exclu" et "S.D.F." dans les dictionnaires puis nous étudierons le champ sémantique de ces mots à partir du Thesaurus Larousse(1992) et du Dictionnaire des synonymes (2000) d'E. Genouvrier 181 . Ces deux ouvrages ont été choisis du fait de la richesse de leur système de renvois et de leur date d'édition récente. Au niveau méthodologique, nous avons adopté la position du lecteur désireux de s'informer sur l'exclusion et avons épuisé la somme des renvois associatifs et définitifs fournis par les dictionnaires. Nous avons relevé les sens et les passerelles de sens existant entre les mots qui décrivent l'exclusion en insistant sur la valeur dénotative mais aussi connotative de leur définition. Puis, à partir du Dictionnaire des synonymes, nous avons tracé une carte révélant la géographie des constellations et des rapports associatifs présents à l'intérieur de ce champ sémantique dans lequel se nichent les représentations. Cette topographie nous a permis d'analyser plus finement la nature des pontages existants entre les termes d'exclusion, d'exclu et de S.D.F et d'isoler la figure de ce dernier. Si nous avons travaillé sur le lexique, cette analyse n'est pourtant pas linguistique car nous ne considérons pas les mots pour eux-mêmes, en tant qu'objets de recherche, mais comme supports sur lesquels s'inscrivent les représentations sociales.

Dans un deuxième temps, nous avons étendu cette étude à la sphère médiatique. Nous entendons celle-ci comme un lieu d'énonciation du discours collectif mais aussi comme un écho des représentations formulées sur le monde. L'exclusion a fait l'objet de nombreux reportages que ce soit pour la presse ou la télévision et le champ des médias est aussi le lieu où la notion s'alimente. En choisissant comme corpus seize années des Index analytiques du journal le Monde (1982 à 1997), nous repérerons l'apparition de l'exclusion comme problème social et les différentes désignations de l'exclu employées par ce quotidien. Ce support de travail nous permettra d'analyser la classification de l'information sur l'exclusion effectuée par le journal. Tout comme le Thesaurus, les Index s'adressent à un lecteur cherchant une information sur un sujet précis. Etudier le tri, l'indexation et le système de renvois nous renseigne efficacement sur la visibilité de l'exclusion, ses liens d'association ou de synonymie avec d'autres notions, sa place à l'intérieur de ce champ de constellations, bref les représentations que cette dernière véhicule. Nous avons opté pour la même position méthodologique que précédemment en dressant à l'aide de cartes la topographie de l'exclusion, puis nous avons mesuré la surface discursive attribuée à la notion, enfin nous avons construit un tableau présentant les différentes désignations de l'exclu utilisées par le journal. Par désignation nous entendons le fait qu'un signe renvoie à un objet de la réalité extra-linguistique telle qu'elle est structurée par le système de valeurs qui la compose. La désignation par le mot est centrale et référentielle, c'est, d'après C. Guillaumin, "le geste initial de la signification dans le langage" 182 . Le consensus sociologique qu'il y a autour du nom qui désigne, repris par les médias, nous fournira des données précieuses quant aux représentations sociales. Concernant le corpus choisi, nous précisons que le Monde est l'unique journal à indexer ses articles et que notre étude n'a donc porté que sur ce quotidien. Nous ne considérons pas ce journal comme discours de référence ayant valeur de vérité. Dans notre perspective constructiviste, le journal le Monde représente une parole médiatique parmi d'autres même si cette dernière semble plus légitimée que les autres organes de presse par l'élite politique et intellectuelle. Cette légitimation accrue a d'ailleurs son importance dans l'efficacité et la portée du message médiatique. En effet, le traitement de l'exclusion effectué par ce quotidien ou bien encore les différentes désignations de l'exclu que l'on peut y lire seront reconnus d'autant plus vrais ou justes que la réputation du journal est grande. Concernant le bornage chronologique de ce corpus, nous avons étudié les Index analytiques parus entre 1982 et 1997. La borne inférieure correspond au début de la deuxième série d'Index publiée par le journal. La première série d'Index couvre les années 1965 à 1968 inclus. A partir de 1969 et jusqu'en 1981 inclus, ce sont des chronologies mensuelles qui paraissent (proches des Index). Les véritables Index couvrant cette période sont en cours de réalisation. Pour des raisons d'homogénéité du corpus, nous n'avons pas mêlé chronologies mensuelles et Index annuels. Concernant la borne supérieure, les Index de 1998 et des années suivantes sont en cours de réalisation et paraissent, pour l'année 1998, sur banques de données informatisées. Là aussi, pour des raisons d'homogénéité, nous avons rejeté de notre étude l'année 1998. (La totalité de ce corpus qui s'échelonne sur seize années se trouve en Annexe 1). Nous donnerons plus de détails sur le fonctionnement des Index lors de la présentation des résultats.

Ce travail sur la problématisation de l'exclusion articule trois discours de nature différente: scientifique, de sens commun et médiatique. Nous avons décrit l'exclusion comme une "unita multiplex". Afin de mieux cerner cet objet hautement hétérogène, il nous faut prendre en compte cette dimension hétéroclite, l'accepter et même s'y abreuver. La déconstruction que nous proposons nous permettra d'observer que ces discours, si diversifiés soient-ils, s'interpénètrent et se répondent. Et c'est dans ce rapport dialogique que la notion puise son sens et se déploie.

La première étape consistera, ainsi, à décrypter le champ de l'exclusion en respectant sa complexité et à faire émerger la figure du S.D.F. Nous avons privilégié le terme de figure. Celle-ci, en effet, produit des physionomies tout en catégorisant le monde qui nous entoure. Nous nous sommes inspiré ici du portrait figuratif de la coquette tel que la dépeint G. Simmel 183 . La figure condense le sens, donne une forme et se constitue de multiples traits saillants. Ainsi, elle ne correspond pas à une représentation unique et spécifique mais à un ensemble d'éléments lui insufflant cohérence et signification. En filigrane, notre objectif consistera aussi à évaluer la légitimité de la perspective socio-historique que nous tentons. Nous rechercherons, au sein de cette multitude de voix qui construit l'exclusion, des traces de l'histoire lesquelles, telles des socles, supportent les discours contemporains.

Après avoir travaillé le champ de l'exclusion et situé la figure du S.D.F., nous nous emploierons à rétrécir la focale de l'analyse sur ce dernier tout en élargissant le cadre temporel de notre étude. Cette mise en perspective historique fera l'objet d'une troisième partie.

Nous prendrons comme fil conducteur les valeurs de l'utilité sociale et de l'inscription territoriale. L'analyse socio-historique des discours et des pratiques nous autorisera à formuler l'errance comme modèle intemporel organisant la distinction entre les différentes catégories de pauvres. Nous extrairons certains invariants culturels dont on retrouve les traces dans les représentations formulées sur les personnes sans domicile fixe. Nous précisons que nous ne sommes pas allé directement décrypter l'archive, nous avons plutôt relu le travail des historiens afin de mettre en lumière ces données dans une perspective différente, celle de l'analyse psychosociale des normes et valeurs construisant les modalités de la déviance, doublée d'une position trans-temporelle privilégiant les allers-retours entre passé et présent.

En nous appuyant sur les théories interactionnistes de la déviance, nous analyserons, dans un deuxième chapitre, trois procédés de contrôle social de l'errance: le discours juridique, les pratiques médicales et psychiatriques, enfin les procédés de stigmatisation.

Les discours juridiques comprennent les articles du Code pénal, sanctionnant jusqu'en 1994, le vagabondage et la mendicité ainsi qu'un corpus de dix-neuf arrêtés anti-mendicité pris dans certaines communes pendant l'été 1995 (Annexes 2 et 3). Nous dégagerons les axes articulant les discours normatifs et les motivations sous-jacentes qui ont présidé à leur énonciation tout en recherchant dans les deux types de formulation que sont le Code pénal et les arrêtés municipaux des éléments de continuité.

Nous analyserons, ensuite, le discours médical et la psychiatrisation dont le vagabond fut l'objet au cours de l'histoire et nous mettrons en perspective ces traitements au regard des pratiques actuelles sur les S.D.F. Ainsi, nous soulignerons les évolutions mais aussi les stagnations de la pensée sociale à l'égard de l'errance.

Nous prolongerons cette veine en étudiant les procédés de stigmatisation de l'errant qui ont concouru à l'éviction de ce dernier hors de la communauté des hommes. Sa mise en discours comme sous-homme et les procédés d'animalisation dont il a été l'objet nous permettront de mesurer l'altérité qu'il supporte et l'abjection qu'il incarne.

Enfin, dans un troisième et dernier chapitre, nous tenterons, suite à nos interrogations sur les matrices culturelles, de remonter en amont de la production des représentations. Pour cela, nous proposons un éclairage de cette étude à la lueur du récit mythique. Le mythe, parole fondatrice, anonyme et collective fait baigner le présent dans le passé. En souscrivant à la pensée de M. Eliade 184 soulignant que le mythe raconte des événements qui ont eu lieu in principio, "aux commencements", dans un instant primordial et atemporel et donc dans un laps de temps sacré, nous analyserons un récit d'origine, appartenant à la culture judéo-chrétienne, le récit du premier crime, du premier fratricide, temps fondateur de la culture puisque le coupable, Caïn, condamné à l'errance construira la première ville. Nous insisterons, plus particulièrement, sur l'origine familiale de Caïn, le châtiment qui le condamne et la marque divine qui le protège. Nous tenterons de suivre la dérivation de ce mythe dans la tradition populaire et d'analyser la façon dont les hommes se sont emparés de cette parole. Ce travail nous permettra d'inscrire la condamnation de l'errance dans le temps cosmogonique et d'en mesurer la dimension stigmatisante. Nous rechercherons les traces de ce récit dans notre mémoire sociale et nous tenterons, in fine, un parallèle entre deux figures victimes d'exclusives dont les parcours se croisent, s'entremêlent, et parfois se rejoignent, catalysant les représentations les plus extrêmes: l'errant et le lépreux.

Notes
179.

R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p.17.

180.

M. Foucault, "Réponses au Cercle d'épistémologie", Cahiers pour l'analyse, , n°9, 1968, pp. 9- 40.

181.

Bordas éd., (1992), Larousse éd., 2000.

182.

C. Guillaumin, L'idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Mouton éd., 1972, p. 161

183.

G. Simmel, Psychologie de la coquetterie, (1909), Rivages éd., 1988.

184.

M. Eliade, Images et symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux, Gallimard éd., (1952), 1979.