1. Etude de presse

A. Le champ médiatique

Quand un chercheur désire étudier un corpus de presse, au moins deux solutions s'offrent à lui: retenir sur une période donnée tous les articles traitant de son objet de recherche ou bien sélectionner des événements spécifiques mettant en scène cet objet.

Nous avons opté pour ce dernier procédé. Les différents temps à l'œuvre dans la pensée sociale ne sont pas étrangers à cette démarche. L'entremêlement des temps, mis en perspective par les historiens, a inauguré ce "retour de l'événement" et sa réhabilitation comme forme de connaissance 185 . G. Duby 186 a souligné l'aspect révélateur de l'événement envisagé comme une crête plus ou moins empreinte de discontinuités et portée par un temps long. Ainsi, l'événement nous donne à lire le fonctionnement d'une société "à travers les représentations partielles et déformées que cette dernière produit d'elle-même." 187

Notre choix a été motivé, dans un deuxième temps, par la nature même de l'événement. En effet, "les événements sociaux ne sont pas des objets qui se trouveraient tous faits quelque part dans la réalité et dont les médias nous feraient connaître les propriétés et avatars après coup avec plus ou moins de fidélité. Ils n'existent que dans la mesure où les médias les façonnent" 188 . Ainsi, le journal n'est pas confronté à des faits existant dans le réel mais construit, à partir du réel, un discours événementiel et donc une réalité des faits.

Toute donnée ne fait pas information ou événement. Le tri opéré par le champ médiatique peut être comparé à un cadre filtrant la réalité. C'est ce qu'ont souligné H. Molotch et M. Lester 189 par l'emploi de la notion de "corpus créé", sorte d'échantillonnage produit à partir du réel. Dès lors, le tri n'est pas ce qui se passe réellement mais ce à quoi nous sommes attentifs, ce que nous pouvons lire à travers notre grille culturelle de décodage, en même temps que ce qui est donné à voir du réel par les agents qui ont le pouvoir de dévoiler ce réel et de discourir sur lui. Chaque société comprend des institutions chargées de sélectionner ce qui est lisible mais aussi dicible: "On sait bien qu'on n'a pas le droit de tout dire, qu'on ne peut pas parler de tout dans n'importe quelle circonstance, que n'importe qui, enfin, ne peut pas parler de n'importe quoi" 190 . L'événement n'est pas le fait, il est un discours sur le fait, il est donc un produit social pris dans une stratégie discursive. Cette dernière se fait l'écho de nos grilles culturelles d'interprétation de la réalité, ainsi les journaux tout en polémiquant inscrivent leur discours dans une même matrice discursive et servent de caisse de résonance aux représentations collectives.

Le champ médiatique n'a pas le pouvoir d'imposer de nouvelles représentations, il se situe dans un espace dialogique avec son lecteur qui partage ses positions. En revanche, le journal, substitut de l'espace public 191 ou forme de publicisation de cet espace, devient le forum où l'on entend l'écho des voix publiques mêlé à celle du journal. A ce titre, il structure et borne le champ de réflexion. C'est ce que traduit le paradigme des "effets limités" ou le concept "d'agenda-sitting". Dès lors, comme le souligne P. Champagne, "(…)le champ médiatique ne fait que bien souvent renforcer les interprétations spontanées et mobilise d'abord les préjugés et tend même à les redoubler. 192 "

En choisissant de travailler sur la presse, substitut de l'espace public, nous recueillerons les représentations sociales véhiculées sur les S.D.F. tout en analysant les univers référentiels du discours collectif et le système de valeurs produisant ce discours.

Notes
185.

M. Mouillaud, J.F. Tétu, Le journal quotidien, P.U.L. éd., 1989, p. 11.

186.

G. Duby, Le dimanche de Bouvines, Gallimard éd., 1973.

187.

J. Revel, "Evénement", in J. le Goff et R. Chartier, La nouvelle histoire, Retz éd, 1978, p. 167.

188.

E. Veron, Construire l'événement. Les médias et l'accident de three mile island., Minuit éd., 1981, p. 7.

189.

H. Molotch, M. Lester, "L'usage stratégique des événements", in J. Padioleau, L'opinion publique, Mouton éd., 1981, pp. 368-390.

190.

M. Foucault, L'ordre du discours, Gallimard éd., 1971, p. 11.

191.

La formule est de J. Habermas, L'espace public, Payot éd., 1978.

192.

P. Champagne, "La vision médiatique", in P. Bourdieu, La misère du monde, Seuil éd., 1993, p. 62.