SECTION II. Le thème de l'inadaptation sociale

Le début des années soixante et dix voit s'installer un nouveau mode de calcul de la pauvreté. A la pauvreté absolue se substitue la pauvreté relative qui envisage la position sociale du pauvre dans la consommation en calculant l'écart entre ce dernier et ses concitoyens. Sont inventoriés "les manques à consommer" qui, en se cumulant, font basculer l'individu dans l'exclusion. Les "conditions de vie" ainsi décrites évaluent la position dans le système de production et dans celui de la consommation. Le 22 juillet 1976, le Comité Economique Européen définit les pauvres comme "(…) les individus et les familles dont les ressources sont si faibles qu'ils sont exclus des modes de vie, des habitudes et activités normaux de l'état dans lequel ils vivent." 204

En 1974, l'ouvrage de R. Lenoir 205 va tenter d'attirer l'attention des acteurs politiques sur la question de l'inadaptation sociale. En usant de cette thématique, l'auteur ne se centre plus seulement sur l'aspect économique de la pauvreté mais développe une réflexion sur les caractéristiques individuelles et comportementales. Décrite comme un fléau se répandant telle une épidémie, l'inadaptation est décomposée par l'auteur en trois groupes: une inadaptation physique (personnes âgées invalides, victimes d'accident ou de maladie, handicapés physiques de naissance…), une inadaptation mentale (regroupant la palette des handicaps, des plus légers aux plus lourds) et enfin une inadaptation sociale regroupant une population des plus variées: jeunes drogués, fugueurs, enfants placés, délinquants, alcooliques, suicidaires, asociaux et marginaux (regroupant les vagabonds, les habitants des bidonvilles, les prostituées amendées, les délinquants…) et enfin les vulnérables (nomades, émigrés…). R. Lenoir décompte 2 300 000 inadaptés physiques, 350 000 débiles, 500 000 jeunes inadaptés sociaux et 910 000 adultes malades mentaux, suicidaires, alcooliques et délinquants.

Les arguments de cet ouvrage et notamment la typologie des individus inadaptés seront vigoureusement critiqués. J. Verdès-Leroux 206 déplorera l'absence d'un classement économico-politique sérieux entraînée par la notion d'inadaptation sociale en même temps que la coloration criminologique pesant sur certaines catégories d'individus.

Il est vrai que la typologie des exclus que nous présente R. Lenoir n'est pas nouvelle. Nous retrouvons ici la dichotomie entre les pauvres séparant les "bons", représentés dans la typologie de l'auteur par les inadaptés physiques et mentaux, des "mauvais" correspondant aux inadaptés sociaux. En mettant l'accent sur la prévention par le logement ou l'éducation et sur toutes les formes d'aides "psycho-médicales", "d'actions éducatives", de "suivi de populations à problèmes", l'auteur se réfère aux caractéristiques comportementales des personnes visées et renoue avec les anciennes conceptions hygiènistes. Le réseau d'agents d'assistance et de contrôle des populations tels que les assistantes sociales et les éducateurs auront alors pour tâche de réadapter un individu non conforme aux normes sociales.

Cette augmentation des typologies et la diversité des situations regroupées dans la catégorie de l'inadaptation brouillera les pistes tracées par la pauvreté. Les études statistiques, lesquelles comme le remarque très justement H. Thomas 207 , participent à l'institutionnalisation de la nouvelle catégorie, tenteront de dénombrer les exclus sans y parvenir. Faute de catégories et de typologies solidement établies, les résultats seront discordants. A titre d'exemple, R. Lenoir dénombrera quinze millions d'exclus, L. Stoléru 208 dix…

La perspective de L. Stoléru, s'enracine, elle, dans une visée plus économique que sociale. Prônant le système de l'impôt négatif afin de pallier l'insuffisance des revenus, il s'attache aussi au thème de l'incitation au travail arguant que son système d'imposition rendra le travail rentable et donc attrayant malgré les aides accordées par l'Etat.

Ces deux approches, l'une plus sociale qu'économique, stigmatisent le pauvre comme individu inadapté et pérennisent le débat, toujours sous-jacent, sur l'obligation de travailler. De la position de l'individu pauvre devant cette norme de l'utilité sociale dépend sa qualification. On le voit, la question du chômage n'est pas encore posée et la pauvreté, pour l'instant, s'en distingue encore nettement. Cette dernière, ancrée dans l'inadaptation sociale mais aussi individuelle, fera l'objet d'un débat houleux lors des discussions de la commission du VIième Plan dont la vice présidence avait été confiée à R. Lenoir. L'appellation "inadaptés sociaux", qui institutionnalisait par cette désignation la représentation de la pauvreté dans le champ de l'anormalité, avait été fortement récusée par le mouvement A.T.D Quart-Monde, membre de cette commission, qui prônait les qualifications de "conditions de vie sous-prolétariennes" ou d'"exclusion du partage" 209 réinscrivant, par là, la pauvreté dans le champ du politique et des inégalités sociales.

Notes
204.

Cette définition est adoptée par le Conseil des Ministres du 19 décembre 1984 sous la forme: "Personnes dont les ressources matérielles et sociales sont si faibles qu'elles sont exclues des modes de vie minimaux acceptables dans l'Etat membre où elles vivent", in T. Atkinson et Coll., Pauvreté et exclusion sociale en Europe, Rapport au Premier Ministre, Conseil d'Analyse Economique, La Documentation Française, 1998, p. 37.

205.

R. Lenoir, Les exclus: un Français sur dix, Seuil éd., 1974.

206.

J. Verdès-Leroux, "Les exclus", op. cit.

207.

H. Thomas, op. cit.

208.

L. Stoléru, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Flammarion éd, 1974.

209.

Rapport des Commissions du VIième Plan (1971-1975), Handicapés, Inadaptés, La Documentation Française, 1971, p. 198.