SECTION III. Précarité et "nouvelle pauvreté"

La crise économique, intervenant au début des années quatre-vingts, se corrèle à une augmentation massive du chômage et des populations, jusque là intégrées, viennent grossir le bataillon des exclus. La "nouvelle pauvreté" et la "précarité" font leur apparition dans le discours social et politique, elles se distinguent du Quart-Monde par le fait qu'elles touchent des populations différentes. En 1979, le rapport Péquignot 210 souligne deux formes d'entrée dans la pauvreté: la reproduction qui concerne les familles issues du Quart-Monde et l'accident touchant des personnes vulnérables (peu qualifiées par exemple) qui jusqu'ici avaient une activité professionnelle leur permettant de survivre. Dès 1981, le rapport Oheix 211 consacre le lien entre pauvreté et précarité et on découvre qu'à côté d'une pauvreté en îlot qui se transmet de génération en génération, le chômage constitue la forme dominante de l'exclusion. En 1985, le Conseil économique et social charge J. Wresinski d'établir un rapport sur la pauvreté. Ce rapport, paru en 1987, sera intitulé par l'auteur "Grande pauvreté et précarité économique et sociale" 212 , ainsi la précarité sera reconnue comme problématique spécifique au cœur même de la mouvance A.T.D. Quart-Monde et sera définie par l'absence d'une ou plusieurs sécurités notamment celle de l'emploi permettant aux personnes d'assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales et de jouir de leurs droits fondamentaux. C'est donc, dans un premier temps, l'appartenance ou non au marché de l'emploi qui va définir l'exclusion. Les nouveaux pauvres comme on les appelle sont nés de la crise économique, leur profil particulier ainsi que leur nombre croissant vont inciter à l'élaboration d'une réflexion nouvelle sur la pauvreté et à la recherche de mesures sociales prenant en compte cette population spécifique.

C'est dans l'articulation entre chômage et pauvreté que va résider la nouveauté de la réflexion. D'après C. Topalov 213 , le chômage s'est distingué dès le XIXième siècle de la pauvreté et les deux catégories ont bénéficié de traitements spécifiques à chacune. Alors que la pauvreté renvoyait à des responsabilités individuelles mais aussi intergénérationnelles, le chômage s'entendait comme la résultante de causes économiques. Les prises en charge institutionnelles se sont alors axées sur l'assistance et le contrôle social pour les pauvres et sur la réinsertion professionnelle, notamment par la création des premiers bureaux de placement, pour les chômeurs. D. Demazière 214 souligne à ce propos que les systèmes d'indemnisation ont eux aussi fortement contribué à dissocier les pauvres des chômeurs. Les premiers fonds de secours destinés aux chômeurs distribuaient des allocations subordonnées à une durée minimale de travail. Les pauvres, quant à eux, dépendaient du régime d'assistance. Si le système actuel emprunte la même logique avec, d'une part, un régime d'assurance chômage calculé en fonction de la durée de cotisation et, de l'autre, un système de prise en charge assistanciel, l'augmentation du chômage de longue durée et la redéfinition de la pauvreté en terme de précarité ont contribué à brouiller les frontières délimitées entre pauvres et chômeurs. Cette fusion va avoir pour conséquence une nouvelle représentation du chômage qui ne sera plus considéré comme uniquement accidentel et une redéfinition de la pauvreté, lue en terme de nouveauté, et qui sera extraite du seul champ de l'inadaptation et de la responsabilité individuelle.

Le chômage, entendu comme un des premiers vecteurs de la pauvreté, va réinscrire la question des politiques sociales au cœur du débat et l'accent sera porté sur les différentes formes de solidarité passant notamment par l'instauration du revenu minimum d'insertion déjà en gestation, à cette époque, sous l'appellation "plancher minimum de ressources".

Les chômeurs de longue durée, les travailleurs peu qualifiés, les femmes, mais aussi les jeunes viennent donc se joindre aux familles du Quart-Monde ou aux personnes clochardisées et les approches se focaliseront d'une part sur le dénombrement des nouveaux pauvres, d'autre part sur une définition plus fine des populations précaires et des processus de précarisation. Enfin des acteurs, jusque là silencieux, apparaîtront sur le devant de la scène médiatique et politique, en prônant une nouvelle posture: la "solidarité".

Notes
210.

H. Péquignot, La lutte contre la pauvreté, Avis et Rapports du Conseil Economique et Social, 1979, n°9, J.O. n° 366-443, 1979.

211.

M. Oheix, Contre la pauvreté et la précarité. Soixante propositions, Rapport au Ministère de la Santé et de la Sécurité Sociale, La Documentation Française, 1981.

212.

J. Wresinski, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Avis et Rapports du Conseil Economique et Social, 1987, J.O. n°6, 1987.

213.

C. Topalov, Naissance du chômeur. 1880-1910, A. Michel éd., 1994.

214.

D. Demazière, "Le chômage de longue durée: placement ou assistance", Revue française des affaires sociales, n°2, 1989, pp. 103-118.