3. Une vision duale contestée

L'exclusion, objet de nombreuses recherches, notamment dans le champ sociologique, a pris la forme d'un axiome gouvernant toute production scientifique. La pauvreté ou les inégalités ont disparu du discours savant et l'exclusion s'est imposée comme problématique commune aux différents acteurs du champ social. Ainsi, sociologues, économistes, hommes politiques, journalistes, membres d'associations se rencontrent sous cette bannière fédératrice balisant l'espace des discours possibles.

Certains auteurs, néanmoins, ont souligné l'opacité de la notion d'exclusion et ses faiblesses conceptuelles. Appartenant au vocabulaire du sens commun, l'exclusion interdit la théorisation et barre l'accès à une meilleure compréhension de la dynamique de nos sociétés. Entendue par ce courant de recherche comme un mot "écran" que l'on se doit de dépasser, cette notion est remise en question et parfois fortement contestée.

R. Castel 226 , dont nous avons déjà cité les travaux, réfute la dimension statique de l'exclusion en termes de "in" ou de "out" et lui oppose une lecture dynamique de l'espace social. En insistant sur la zone de vulnérabilité corrélant des précarités professionnelles et relationnelles, l'auteur souligne la nécessité de se pencher sur les processus qui alimentent, en amont, la zone de désaffiliation. En définitive, c'est la zone de vulnérabilité qu'il convient de mieux comprendre car c'est de son évolution que dépend le degré de cohésion ou de décohésion sociale.

Si R. Castel part d'une perspective de l'effritement du lien social dans une société salariale en pleine mutation, S. Paugam et V. de Gauléjac se sont penchés sur les identités des groupes et les trajectoires individuelles. S. Paugam 227 , en étudiant les populations bénéficiant de diverses aides sociales, a proposé le concept de disqualification sociale, renvoyant à la logique de la désignation et de l'étiquetage. De la typologie que l'auteur a créée émergent les "fragiles" (bénéficiant d'aides ponctuelles), les "assistés" (bien connus des services) et enfin les "marginaux" (situés en aval des dispositifs). Le statut de "fragile" correspond à une entrée dans le réseau assistanciel et à une redéfinition identitaire de l'individu confronté à la disqualification sociale. Si ce statut se pérennise, l'individu devient un assisté et plusieurs possibilités s'offrent à lui afin de négocier au mieux cette nouvelle identité. Quant aux marginaux, l'auteur nous dit que ces derniers sont "à la limite de l'exclusion sociale" 228 . Dans cette perspective, l'individu devient un acteur négociant l'infériorité de son statut, s'interrogeant sur les mises en scène de soi et participant dès lors à la construction de son identité sociale. Ainsi ce dernier, loin d'être exclu, agit et tisse un réseau relationnel.

V. de Gauléjac 229 , en forgeant le concept de désinsertion sociale sur lequel nous nous sommes appuyé plus haut, place, lui aussi, l'individu au centre de ses préoccupations. La rupture avec le marché du travail et l'isolement relationnel plongent l'individu dans une exclusion symbolique entraînant, par stigmatisation, mésestime et honte de soi.

Ces trois courants de pensée qui se sont éloignés de la notion d'exclusion insistent sur les processus de désaffiliation ou de désinsertion. La stigmatisation et la disqualification pointées par les auteurs réinscrivent la question de l'acteur ou du sujet au centre de ce débat. Ainsi, loin des généralisations hâtives et indépassables formulées par l'exclusion, ces modèles nous offrent non seulement une plus grande compréhension des facteurs intervenant dans la cohésion sociale mais aussi une analyse des trajectoires individuelles articulées aux effets des contraintes sociales. Néanmoins l'exclusion n'est pas pour autant abandonnée et ce "collège invisible" retient la notion soit comme forme extrême de la désinsertion sociale, soit comme limite inférieure à la disqualification.

La notion d'exclusion ne correspond pas à une catégorie de la pensée scientifique. S'alimentant dans le langage commun, certains voient dans l'usage savant du terme une caution légitimant cette catégorie socio-administrative. Se pose, ici, encore une fois le douloureux problème épistémologique de l'imposition de problématique. Nous avons contourné cette difficulté en choisissant de travailler sur les représentations sociales et sur les discours, producteurs de réalité. S. Paugam, quant à lui, s'il s'insurge contre l'usage de la notion, conçoit l'exclusion comme un "concept- horizon" 230 illustrant les questions fondamentales du fonctionnement de la société, alimentant la production scientifique. Dans cette optique, les recherches se meuvent dans un cadre socio-politique et administratif. Ces différents champs s'alimentent les uns aux autres et formulent le paradigme dominant. Les nombreux rapports, émanant pour la plupart de demandes gouvernementales, reflètent la vision des "experts" sur l'exclusion. Ces experts (chercheurs, praticiens, haut-fonctionnaires) sont, en fait, les énonciateurs de l'exclusion en tant que problématique légitime et les détenteurs du discours "vrai" et "juste". Ces discours nous indiquent les modalités de pensée sur l'exclusion et nous renseignent sur la construction de la catégorie en tant qu'outil nommant et définissant les populations. In fine, c'est dans cette énonciation et par elle que la réalité de l'exclusion s'impose.

Notes
226.

R. Castel, "De l'indigence à l'exclusion: la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle", in J. Donzelot, op. cit.

227.

S. Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, P.U.F. éd., 1993.

228.

Idem p. 32.

229.

V. de Gauléjac, I. Taboada léonetti, op. cit.

230.

S. Paugam, L'exclusion: l'état des savoirs, op. cit., p. 566.