4. De l'exclusion aux exclus

Selon S. Paugam 231 , l'exclusion actuelle se différencie de celle pointée dans les années soixante et dix par le fait qu'elle désigne moins une population spécifique que des processus pouvant conduire à des situations extrêmes. Toutefois, de la catégorie générique des exclus, construite et institutionnalisée peu à peu, émerge une classification. L'évolution des désignations et les variations dans les nomenclatures nous informent sur l'organisation interne des catégories alimentant nos représentations. L'exclusion, malgré sa labilité, n'échappe pas à la règle.

Dès 1985, la désignation Quart-Monde disparaît des discours et le promoteur de celle-ci la remplace par l'appellation "grande pauvreté" 232 . Cette sous-catégorie va bien sûr recouvrir les familles nombreuses mal logées, survivant grâce aux aides sociales mais elle va aussi s'étendre aux sans-abri ou aux S.D.F., appellation phare des années quatre vingt dix. La désignation "clochard", figure symbolique d'une marginalité choisie et assumée, va disparaître des discours au profit de l'image d'hommes victimes de la crise et de la misère. A côté de cette "grande pauvreté" entendue, pour les familles, dans sa nature transgénérationnelle, prend place la "précarité". Lesprécaires correspondent à une frange de population fragile directement menacée par le chômage.

Le même type d'organisation de la catégorie se retrouve dans le rapport Chassériaud (1993) 233 . Cette nomenclature sera d'ailleurs reprise ultérieurement dans le rapport "Insertion sociale et économie" (1995) 234 lui conférant par là une légitimité non discutée.

Deux typologies apparaissent. Tout d'abord les "populations en grande exclusion" divisées en trois sous-groupes: d'une part, les personnes en situation de "désinsertion sociale" suite à un chômage prolongé et qui relèvent "d'actions de prévention", d'autre part des personnes qui n'ont "jamais été intégrées" et devant bénéficier d'actions de "requalification sociale", enfin les personnes sortant "d'établissements sociaux, psychiatriques ou pénitentiaires" et nécessitant une "réadaptation sociale". Sont donc rassemblés dans cette sous-catégorie de "grande exclusion" les chômeurs de longue durée, les personnes n'ayant jamais travaillé, les anciens détenus et les anciens malades mentaux. Les actions à mettre en place se situent, comme nous le voyons, en amont de l'exclusion, dans le domaine de la prévention pour les populations les moins marginalisées, ou bien dans la requalification, que celle-ci soit professionnelle ou "sociale" et nous rejoignons ici les travaux de S. Paugam sur la disqualification, ou bien encore dans le vaste domaine de la réadaptation.

Nous retrouvons la sous-catégorie des inadaptés sociaux établie par R. Lenoir à la fin des années soixante regroupant les asociaux et les marginaux. Cette sous-catégorie de l'inadaptation concerne aujourd'hui les délinquants (ou criminels), les malades mais aussi les personnes sortant d'établissements sociaux. En outre, elle s'applique à une frange de population qui a été exclue du corps social (que ce soit pour une faute ou pour une incapacité à l'autonomie) et qui a été prise en charge par une institution. Ainsi, cette sous-catégorie occupe un espace flou, un entre-deux dans lequel la déviance côtoie la pathologie mentale et la misère sociale.

Juxtaposées à ces populations en grande exclusion, nous retrouvons les personnes "en difficultés" mais qui accèdent "plus facilement à un emploi".

Cette sous-catégorie des précaires est reprise dans le rapport "Précarité et risque d'exclusion en France" établi par le C.E.R.C. 235 et qui s'inspire, nous semble t-il, du modèle de R. Castel. Trois groupes apparaissent ici: la population "intégrée économiquement et socialement", la population "fragile ou précaire" unissant les personnes ayant un emploi instable (les intérimaires par exemple) et les chômeurs de moins de deux ans et enfin la population "en retrait du marché de l'emploi" (accusant un chômage supérieur à deux ans). Les risques d'exclusion se traduisent soit en "fragilité" pour les intégrés, soit en "retrait du marché de l'emploi" pour les fragiles, soit en "marginalité" pour les populations en retrait. Nous rejoignons le modèle proposé par S. Paugam sur le basculement des marginaux dans l'exclusion sociale.

Ce thème de la marginalité est d'ailleurs récurrent, il s'inscrit, en effet, dans le Rapport d'enquête sur les politiques de lutte contre la grande pauvreté 236 . Deux typologies se dessinent: tout d'abord les "non-insérables" évoluant dans une zone de "marginalisation". Pour ces derniers la reprise même d'un emploi n'est pas envisageable du fait de "l'oubli du système" se traduisant notamment par une impossibilité "d'arriver à l'heure et dans une tenue correcte" 237 . La deuxième population concerne "les nouveaux publics" qui condensent "les jeunes hébergés dans des C.H.R.S., les familles monoparentales et les immigrés". Les jeunes posent le problème le plus saillant et leur évolution dans la zone de marginalisation est fortement soulignée. Ces jeunes sont décrits comme "manquant de repères, de cadrage social, connaissant des problèmes de toxicomanie et de prostitution, souffrant de l'absence du père et niant la valeur de l'effort." 238

On retrouve l'importance de cette dernière valeur dans le Rapport de la M.I.R.E. et du Plan Urbain sur l'évaluation du R.M.I. 239 A. Pitrou insiste sur la vision méritocratique et utilitariste d'un tel contrat. En utilisant le terme "d'incasable", l'auteur met l'accent sur le critère d'employabilité gouvernant le traitement réservé aux allocataires. Quand ce critère est absent, les types de contrat mais aussi les populations en bénéficiant prêtent le flanc aux critiques habituelles contre l'aide sociale.

Afin de synthétiser ces éléments, nous rappellerons les deux typologies présentes dans la catégorie de l'exclusion. D'une part, les populations qualifiées de fragiles ou précaires recouvrant des individus peu qualifiés, connaissant des périodes de chômage et bénéficiant d'un réseau relationnel plus ou moins stable. Ces précaires sont, en fait, les "nouveaux pauvres" apparus au début des années quatre-vingts mais dont la situation s'est dégradée et qui ont permis la réunion de deux catégories auparavant distinctes: le chômage et la pauvreté. La deuxième sous-catégorie concerne les populations dites en grande pauvreté ou en grande exclusion reliées aux thèmes récurrents de la marginalité et de l'inadaptation.

Il est intéressant de noter que si la notion d'exclusion est employée fréquemment dans ces rapports, nous ne trouvons pas trace de cette nouvelle figure sociale qu'est "l'exclu". La notion se décline dans l'absolu et son procédé métaphorique interdit la formulation de types-idéaux. Ainsi, nous ne pouvons qu'adhérer à la pensée de S. Paugam arguant que l'exclusion définit moins une population spécifique que des processus dérivant eux aussi, d'ailleurs, vers la métaphore. Ainsi, C. Gros-Jean et C. Padieu 240 définissent l'exclusion comme une donnée relative comportant des degrés et qui se mesure par des "faisceaux d'indicateurs" caractérisant les situations individuelles, le fil directeur de ces "faisceaux" étant la notion de "parcours personnel". Cinq degrés d'exclusion sont distingués par les auteurs: le "risque d'exclusion" caractérisé par un ou plusieurs handicaps personnels: pauvreté, difficultés familiales, difficultés graves dans l'enfance, échec scolaire, maladie mentale, illettrisme, origine étrangère. Ces handicaps sont, selon les auteurs, des facteurs prédisposant à l'exclusion bien que "le dénombrement de ces populations ne donne aucune mesure du phénomène de l'exclusion"… Vient ensuite la "menace d'exclusion" dont la réalisation est à la merci du premier incident (généralement la perte d'emploi), l'éventualité de l'exclusion semble dès lors probable. La menace consommée, la "déstabilisation" prend le relais et se traduit par une perte d'emploi, un deuil, une rupture conjugale, une condamnation pénale. Les personnes déstabilisées sont celles qui ne peuvent "surmonter le choc". Survient ensuite "l'enlisement" du chômage et du vide relationnel, enfin la "grande exclusion" consacre la perte de l'emploi, du logement et du réseau relationnel. Ce modèle fonctionne sur la même logique discursive que la notion qu'il tente de mieux cerner. L'emploi du substantif évite une traduction en terme de "menacés", de "déstabilisés" "d'enlisés", de "grands exclus". Ainsi, plus les étapes sont disséquées et moins la lisibilité de l'individu dont on parle devient claire. Peu à peu moirée, son image s'obscurcit jusqu'à ne devenir qu'un jeu de langage, un procédé métaphorique.

Concernant la population sur laquelle nous concentrons nos recherches, à savoir les S.D.F., ceux-ci incarnent la conjugaison de trois manques: logement, emploi, réseau relationnel et sont, par là, inscrits dans la sous-catégorie "grande pauvreté" ou "grande exclusion". Cette sous-catégorie, comme on a pu le noter, s'inscrit dans l'héritage de la catégorie "pauvreté" et non pas dans celle du "chômage" qui alimente la sous-catégorie "précarité" ou "fragilité". La "grande pauvreté" mobilise des thèmes ayant trait à l'inadaptation et à la marginalisation. Les images des "cas sociaux", des "familles à problèmes", des "cas lourds", des "économiquement faibles", des "habitants de taudis ou bidonvilles", "des mal logés ou sans-abri", du "quart-monde" ou bien encore des "marginaux" ou des "inadaptés" ont rythmé les discours et orienté les pratiques. Nous allons maintenant examiner la sous-catégorie "grande exclusion" afin d'extraire les modalités de construction du sous-type S.D.F.

Notes
231.

S. Paugam, L'Europe face à la pauvreté: Les expériences nationales de revenu minimum, Rapport au Ministère de l'Emploi et de la Solidarité, La Documentation Française, 1999.

232.

J. Wresinski, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, op. cit.

233.

C. Chassériaud, Grande exclusion sociale. Questions liées à l'insertion et au devenir des publics en grande difficulté sociale, Rapport au Ministère des Affaires Sociales, 1993.

234.

Insertion sociale et économie, Ministère de l'Intégration et de la lutte contre les exclusions, la Documentation Française, 1995.

235.

S. Paugam, P. Zoyem, J.M. Charbonnel, Précarité et risque d'exclusion en France, Rapport du C.E.R.C., la Documentation Française, 1993.

236.

Centre d'Economie des Besoins Sociaux, Les politiques de lutte contre la grande pauvreté, Rapport d'enquête, 1995.

237.

Idempp. 124-127.

238.

Ibid.

239.

A. Pitrou, M.H. Bitboul, M. Lemaire, "Quelle insertion pour les "incasables"?", in Le RM.I. à l'épreuve des faits, Rapport de la M.I.R.E. et du Plan Urbain, Syros éd., 1991.

240.

C. Gros-jean, C. Padieu, "Les exclus: comment sortir de l'approche en catégories?", Revue française des affaires sociales, n°2,3, 1995, pp. 5-28.