1. Des chiffres incertains

Dès 1987, un premier comptage figurait dans le rapport rédigé par J. Wresinski 243 . Le chiffre de 400 000 sans-abri avait alors été avancé. Toutefois, la désignation de sans-abri mêlait les populations sans logement ou hébergées à celles habitant dans des taudis ou menacées d'expulsion. Ce chiffre, bien que très imprécis, alimenta la réflexion jusqu'en 1992, date à laquelle paraît un premier rapport tentant de recenser le nombre de S.D.F. Ce rapport émis par le B.I.P.E. 244 annonce 202 000 exclus du logement dont 98 000 S.D.F. Les exclus du logement comprennent les S.D.F., les hébergés dans les centres d'accueil et les habitants d'abri de fortune. Ce chiffre provoqua la colère des associations caritatives et le B.I.P.E., organe de la caisse des dépôts, elle-même premier financeur des logements sociaux, fut accusé de minimiser les chiffres. L'année suivante le rapport Chassériaud 245 annonce 250 000 S.D.F. et regroupe sous cette désignation les clochards et les jeunes sans domicile en voie de clochardisation. La même année, le chiffre de 627 000 sans-abri figure dans le rapport de l'Observatoire Européen des sans-abri 246 . Les chiffres proviennent des centres d'hébergement et les responsables de l'enquête insistent sur une sous-estimation du nombre réel ignorant les personnes demeurant en marge des réseaux d'assistance.

La grande variabilité de ces chiffres s'explique par le flou des définitions du S.D.F. Si l'absence de logement stable fédère la catégorie, les questions se posent non seulement au sujet de certains types de logement: abri de fortune, caravanes mais aussi au sujet de la durée d'occupation d'un lieu: centres d'hébergement et de réinsertion, foyers d'accueil…

Les études statistiques nous livrent une lisibilité des problèmes sociaux et chaque organisme, en instaurant ses propres nomenclatures à partir de l'utilisation concrète de l'enquête mais aussi en fonction de son destinataire, institue une réalité qui lui est propre.

Fort de ces controverses, le Conseil National de l'Information Statistique a créé en 1993 un groupe de travail sur les sans-abri, le but étant de mettre en place des outils permettant un comptage fiable. L'établissement de nomenclatures s'est heurté à l'hétérogénéité des logements allant de l'abri de fortune à l'accueil chez des amis. Trois types de situation ont été décrits à l'intérieur desquelles des sous-groupes sont distingués 247 : tout d'abord, les situations hors normes et hors structures (rue, parking, cave…), ensuite les situations en structures collectives (foyers, asiles de nuit, hôtels meublés, hôpitaux…), enfin des logements ordinaires mais dont la précarité tient à l'inconfort (taudis) ou à l'aspect provisoire de l'hébergement (amis, familles, menaces d'expulsion). Les instruments statistiques auparavant existants étaient basés sur un recensement par l'adresse du logement ou bien choisissaient comme terrain d'enquêtes les foyers d'accueil et ne permettaient donc pas de prendre en compte la population pointée par le C.N.I.S.

Des pré-enquêtes, effectuées par l'I.N.E.D 248 pendant deux ans, ont affiné les instruments de mesure. La réflexion ébauchée et les résultats de ces travaux ont établi une porosité des frontières entre les catégories et une mouvance des populations. A l'image du type-idéal du S.D.F., s'est substitué un continuum des situations entre une population pauvre vivant dans l'inconfort et la précarité et les personnes sans domicile stable. Ainsi, l'absence de logement a peu à peu été entendue comme un passage ou une situation provisoire et s'est détachée d'une lecture en terme d'état définitif. Ce continuum de situations face au logement a permis une interrogation sur la réelle existence de cette catégorie des S.D.F. que rien, en définitive, ne relie si ce n'est leur position face au logement. Selon C. Soulié, "cette catégorie des sans-abri est un agrégat constitué de l'extérieur et résultant d'un processus de catégorisation (…) à l'œuvre tant sur le marché du travail, du logement que du travail social." 249 Dès lors, c'est la réalité même de l'unité de la catégorie S.D.F. qui est ici mise en cause. Cette variabilité de situations a alimenté un courant de recherches sur les trajectoires individuelles, contribuant, ainsi, à une déconstruction de cette catégorie.

Notes
243.

J. Wresinski, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, op. cit.

244.

Sans-abri, l'état des lieux , Bureau d'Informations et de Prévisions Economiques, Rapport à la S.C.I.C., 1992.

245.

C. Chassériaud, op. cit.

246.

Laissés pour compte: profil des sans-abri en Europe, M. Davy et Coll., Rapport de l'Observatoire Européen des Sans-Abri, 1993.

247.

P. Gounot, "Le groupe de travail du C.N.I.S. sur les sans-abri", Courrier des statistiques, n° 71, 72, 1994, pp. 53-56.

248.

M. Marpsat, J.M. Firdion, "Devenir sans-domicile: ni fatalité, ni hasard", Populations et sociétés, n° 313, 1996, pp. 1-4.

249.

C. Soulié, "Le classement des sans-abri", Actes de la recherche en sciences sociales, n°118, 1997, pp. 69-80.