SECTION VI. Conclusion

Générique et englobante, l'exclusion est devenue le nouvel axiome gouvernant nos discours. Le déplacement de problématique porté par la notion, loin d'éclairer notre compréhension de la pauvreté, contribue à la brouiller. Si certains auteurs dénoncent ce mot-écran et raisonnent en terme de processus, l'exclusion reste néanmoins la référence de la pensée et se transforme, au gré des recherches, en "concept-horizon" ou "forme extrême de disqualification sociale".

C'est principalement sa grande vacuité conceptuelle qui donne à l'exclusion ses pouvoirs évocateur et fédérateur. L'indétermination sémantique de la notion et sa nature pour le moins métaphorique autorisent le consensus politique et social d'un centre s'interrogeant sur son altérité et sur son ailleurs ou bien encore sur sa périphérie et permet la formulation d'un idéal-type de l'exclu pour le moins nébuleux. La preuve en est l'emploi le plus souvent substantivé de la notion. L'hétérogénéité des situations que l'exclusion recouvre, sa portée constatative et non explicative, son raisonnement statique en terme de "in" et de "out" interdisent l'accès à une compréhension dynamique de notre société.

Ces remarques ainsi formulées, on serait tenté de ne voir dans l'exclusion qu'une supercherie ou une simple fantaisie discursive. Il n'en est rien. La notion alimente les études les plus sérieuses et fait les titres des rapports officiels. Dès lors, celle-ci devient catégorie administrative, forme instituée du réel, manière de lire le social.

L'analyse de sa genèse démontre que la catégorie recèle, sous une apparente confusion, un certain degré d'organisation interne. L'exclusion est née de la fusion de deux catégories autrefois séparées et dont elle porte aujourd'hui le poids: la pauvreté et le chômage.

Le thème de la nouvelle pauvreté, inscrit dans une problématique du chômage, a permis le pontage et l'éclosion des discours sur l'exclusion. L'amalgame entre pauvreté et crise de l'emploi est ainsi effectué et l'exclu semble plus à plaindre qu'à blâmer.

Toutefois, cet héritage est encore visible dans la structuration de l'exclusion que les experts, eux-mêmes, divisent en deux sous-catégories: la précarité et la grande pauvreté (ou grande exclusion).

Si la précarité se rattache à la vulnérabilité engendrée par l'accroissement du chômage, la grande pauvreté s'abreuve au thème de la marginalité donnant lieu à des pratiques de réadaptation sociale.

C'est dans cette sous-catégorie que nous trouvons l'individu sans domicile fixe. Dès lors, ce dernier est situé dans un espace de discours mettant d'abord l'accent sur sa position par rapport aux normes et aux valeurs sociales et moins sur la crise économique.

Le discours statistique dont le S.D.F. fait l'objet a contribué à instituer sa réalité sociale en même temps qu'à déstabiliser l'homogénéité de son image. Néanmoins, qu'il soit homme célibataire, jeune routard, zonard, vagabond, itinérant-errant, le S.D.F. est le plus souvent différencié du clochard immobile et peu utilisateur des services d'assistance ce qui nous indique, en creux, une typologie axée sur la question de l'inscription territoriale.

Les débats portant sur son insertion ou sa désinsertion sont partagés et les prises de position antinomiques dépendent, parfois, des modalités d'enquêtes. Etudier, dans une perspective microsociologique, les S.D.F. dans un groupe de pairs ou comparer, d'un point de vue macrosociologique, leur situation par rapport au reste de la population ne peut que déboucher sur des résultats contradictoires.

Le S.D.F. conjugue trois sortes de manque: emploi, logement, relations sociales et familiales. Il est à noter que si nombre d'études soulignent le fort pourcentage d'hommes appartenant à cette catégorie, très peu font allusion à la misère affective mais aussi sexuelle de cette population. La question du désir et de la difficulté liée à son énonciation n'est pas, en règle générale, abordée. Ce point suggère une vision du S.D.F. amputée d'une dimension fondamentale de la condition humaine. J.F. Laé et A. Farge 266 font partie des rares auteurs à relever la complexité de la "figure féminine" dans le récit de S.D.F., incarnée par le maillage de la mère et des sœurs mais aussi par les relations avec les amies, souvent de passage. Ces derniers insistent sur l'impossibilité de construire ou de se maintenir dans une vie privée, expliquant, par là, les arrivées en centres d'hébergement.

Quoi qu'il en soit, tous les auteurs s'accordent à situer le S.D.F. aux confins de la grande exclusion. Ce dernier point confirme notre développement théorique sur l'organisation interne des catégories et nous autorise à penser que l'exclusion est bien une catégorie structurée hiérarchiquement. Derrière la dimension générique de la notion existent donc des individus plus exclus que d'autres. Ainsi, tous les membres de la catégorie ne sont pas équivalents. A l'image d'une vision sociale duale alimentée par l'exclusion, il faut opposer une déclinaison en degrés d'exclusion, le sous-type S.D.F. représentant l'extrémité négative de la catégorie.

En revanche, l'analyse de la genèse de l'exclusion nous a permis de découvrir que la structuration, loin de débuter à la formation des sous-types, s'élabore, en amont, au niveau des sous-catégories (précarité et grande exclusion) qui vont inscrire leur empreinte et orienter, par là, les typologies. Ainsi, la notion porte en elle une lecture et une compréhension du social s'alimentant dans une élaboration antérieure travaillée et remaniée par notre présent. Dès lors, la désarticulation que nous avons effectuée de ce bloc monolithique qu'est l'exclusion nous autorise à inscrire la notion dans son héritage historique.

Nous prolongerons cette inscription dans la troisième partie de cette recherche par une mise en perspective historique de la question S.D.F. afin de cerner les variations et les continuités dans la formulation de cette question. Ce travail nous permettra d'appréhender les grilles de lecture par lesquelles le S.D.F. est décodé et, plus particulièrement, les modalités des discours à caractère normatif dont il est encore aujourd'hui l'objet.

Auparavant, et toujours avec le souci de mieux cerner les effets du travail d'énonciation à travers lesquels la réalité de l'exclusion est construite, nous ouvrons un deuxième chapitre en nous penchant sur le sens des mots "exclusion", "exclu" et "S.D.F." dans le lexique. L'exclusion, avant d'être une catégorie administrative, est d'abord une expression du langage commun. L'enchevêtrement des sens savant et vulgaire lui donne sa signification et c'est, en premier lieu, dans les mots et par les mots que se tissent les représentations.

Nous nous intéresserons ensuite aux différentes nominations de l'exclu telles que nous les avons relevées dans un corpus restreint de presse écrite. Cet exercice nous permettra d'entrevoir la genèse de cette désignation, les évolutions mais aussi les stagnations des dénominations entendues ici comme les formes d'énonciation instituées collectivement sur l'exclusion, autorisant la circulation des représentations sociales et, par là, les révélant.

Notes
266.

J.F. Laé, A. Farge, Fracture sociale, Desclée de Brouwer éd., 2000.