A. Le Thesaurus

Le Thesaurus Larousse est organisé selon deux modalités. La première modalité décline les mots selon des thématiques répertoriées et pointe vers d'autres termes. L'exclusion se trouve dans la thématique de "l'ordre et de la mesure". Sans doute, l'utilisation du mot dans le langage des mathématiques ("tiers exclu" par exemple) n'est pas pour rien dans cette classification, néanmoins cette problématique de l'ordre se retrouve aussi, comme on le verra, sur le plan de l'espace social. La deuxième modalité explore à partir d'un mot répertorié alphabétiquement dans un index (pour nous l'exclusion), l'univers des notions ou des idées qui s'y rattache. Bien sûr, quelle que soit la modalité de départ choisie et donc le cheminement du lecteur à l'intérieur des notions, la carte sémantique est, in fine, la même.

Nous avons effectué une première recherche à partir du mot "exclusion", celui-ci nous conduit à "éjection", "mise à l'écart, récusation, rejet", "radiation, annulation, effacement, éradication" et "rejet, mise au ban, ostracisme, exil, déracinement, peine infamante". "Ostracisme" nous entraîne vers "expulsion, épuration, discrimination, marginalisation, exil, honte". "Rejet" vers "répulsion, ostracisme, éviction". Le terme "éviction" débouche sur "destitution, renvoi, licenciement, chômage."

Le mot "exclu" est associé à "non-compris" (mathématiques) et "répulsion, ostracisme". "Répulsion" nous entraîne vers "repoussé, rejeté" et l'on croise, ici, les renvois analogiques du mot "exclusion". Il en va de même pour "ostracisme" qui pointe vers "bannissement, exil" mais qui apporte aussi d'autres éléments tels que "damné, maudit. Paria, réprouvé; intouchable, hors-caste. Indésirable, exclu, marginal" et qui nous renvoie, en définitive, vers le descripteur "marginal". Les exemples d'emploi sont "un banni, un exilé, un indésirable, un exclu, un marginal". Le terme marginal se décline sous les formes suivantes: "insociabilité (médical), inadapté, révolté, asocial, farouche, sauvage, solitaire, antisocial, incivique, individualiste".

Les abréviations S.D.F. ne figurent pas dans le Thesaurus. En revanche nous avons trouvé sans-abri et sans logis. Ces deux syntagmes nous renvoient vers "pauvreté" et plus précisément vers les termes de "malheureux, pouilleux, traîne-misère, traîne malheur, va-nu-pieds, clochard, mendiant et vagabond".

Notre première remarque concernera le terme "répulsion" que nous trouvons en accès direct pour "exclu" et en renvoi du mot "rejet" pour "exclusion". Le mot "répulsion" est défini par le Dictionnaire Larousse comme "la force en vertu de laquelle les corps se repoussent." Au figuré, il signifie "une vive répugnance pour." Si l'on peut regretter l'absence d'exemple pour mieux nous éclairer, ce renvoi situe, toutefois, directement "l'exclu" dans le champ de ce qui est rejeté ou repoussé parce qu'abject. Ainsi, l'exclusion nous entraîne vers ce qui est mis en dehors d'un espace: "éjection, mise à l'écart, rejet, ostracisme, exil, déracinement, expulsion, renvoi, licenciement". Elle est aussi en lien avec les conséquences pour la personne qui en est victime: "honte, peine infamante, récusation, discrimination". Mais l'exclusion va plus loin, les termes de "radiation, annulation, effacement, éradication" nous conduisent vers l'idée de mort ou de disparition, le terme "épuration", s'il nous renvoie, lui aussi, vers cette idée de disparition signifie d'abord rendre pur ou plus pur en rejetant ce qui pollue et l'on renoue, ici, avec l'abject et la répulsion.

En rencontrant les termes de "réprouvé, hors-caste, intouchable, indésirable", ce nœud se précise et s'amplifie. La figure de l'indésirable symbolise ce qui est rejeté parce qu'en dehors du désir, parce que représentant cet envers du désir qu'est l'abject. C'est, en effet, par le regard et le désir de l'autre, ce désir qui nous enveloppe, que nous existons en tant qu'humain. Ce désir est refusé à celui qui est exclu et qui ne fait plus partie de la communauté des hommes se plaçant, dès lors, du côté du "marginal". J. Damon 275 rapporte que l'expression "indésirable" est celle utilisée par les services de la S.N.C.F. et de la R.A.T.P. afin de désigner les S.D.F. Les gares ou les stations de métro sont en effet un lieu d'accueil, bien malgré elles, et ces organismes ont financé quelques recherches scientifiques mais aussi nombre de mesures, plus pratiques, comme celles, par exemple, de rendre les sièges des stations de métro fort inconfortables pour celui qui voudrait s'y allonger. Cette expression des "indésirables" se retrouve aussi dans le décret-loi de novembre 1938 à l'encontre des "étrangers indésirables" à l'origine de la création des centres spéciaux de rassemblement, autrement dit, en langage moins pudique, des premiers camps de concentration français 276 . L'indésirable, exclu du désir, situé dans son envers, doit être éradiqué et la notion d'épuration prend ici son sens le plus tragique.

Cet individu exclu devient synonyme de "marginal" et les déclinaisons du terme insistent sur la dimension pathologique: "insociabilité (médical), inadapté", comportementale: "asocial, farouche, solitaire, sauvage, individualiste", et le non respect des normes qui structurent toute organisation sociale: "révolté, incivique, antisocial". Le marginal est ainsi un homme seul, ne supportant pas les contraintes de la collectivité, un homme à la limite de l'humain, un "sauvage" à la lisière de la civilisation. Nous retrouvons ici le thème de l'inadaptation sociale développée par R. Lenoir 277 s'appuyant sur des caractéristiques comportementales et individuelles.

Enfin, nous ajouterons que si les termes "exclusion" et "exclu" renvoient à une action de "rejet" ou "d'ostracisme" effectuée sur la personne qui en devient, ainsi, la victime, on peut relever néanmoins des connotations plus ambiguës ("indésirable, marginal"…) Ces connotations renvoient à la dimension normative d'une société et à la sanction morale qu'encourent ceux qui sont dans l'incapacité de respecter ou de partager ces normes communes.

Nous sommes très proches ici des "outsiders" de H.S. Becker 278 , considérés ou étiquetés comme étrangers au groupe, la déviance étant définie dans ce cas, non pas comme la qualité de l'acte commis, mais comme la conséquence de l'application, par le groupe, de normes et de sanctions à un "transgresseur". C'est donc vers le domaine des normes et de leurs transgressions que le champ sémantique de l'exclusion s'étend. Dépassant le langage des mathématiques, c'est d'une problématique de "l'ordre et de la mesure" que la notion d'exclusion dépend. Le champ sémantique des syntagmes sans-abri et sans-logis se différencie de celui de l'exclu. En effet, les deux premiers termes nous renvoient à la pauvreté. Plus spécifiquement, nous rencontrons des mots aux connotations péjoratives: "va-nu pieds, traîne misère, traîne malheur et pouilleux" qui insistent sur la saleté de l'individu et sa profonde marginalité. Le sans-logis ou sans-abri est associé au "mendiant, clochard, vagabond et chemineau". L'accent est porté sur l'errance de celui qui n'a pas de toit en même temps que sur une marginalité choisie et non pas subie. L'individu est ainsi mis en scène dans une profonde déviance et nous ne retrouvons pas l'ambiguïté que nous avions souligné plus haut concernant les représentations véhiculées sur l'exclu. L'individu sans domicile ne souffrirait pas d'un rejet car son éviction du jeu social ne serait qu'une conséquence de sa propre volonté. Il faut insister sur cette diversité des champs sémantiques qui n'associent pas dans une même constellation l'exclu et le sans domicile. Le premier est de l'ordre du concept et œuvre dans le domaine de l'appartenance ou non à l'espace social. Le deuxième nous renvoie à des individus. Il travaille, en quelque sorte, sur le visuel et décrit des personnages connus et installés dans la pauvreté et la déviance.

Notes
275.

J. Damon, op. cit.

276.

R. Castel, "Les pièges de l'exclusion", Lien social et politiques / RIAC, op. cit., pp. 13-21.

277.

R. Lenoir, op. cit.

278.

H. S. Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, (1963), Métailié éd., 1985.