3. Désignations de l'exclu

Nous avons recensé les désignations de l'individu "exclu" dans les résumés des articles. Nous avons ôté de notre corpus les subdivisions se rapportant à la "pauvreté et à la richesse dans le monde" et au "sommet mondial pour le développement social". Nous avons aussi soustrait les acteurs politiques ou associatifs (Ministres divers, médecins, abbé Pierre…) pour nous concentrer exclusivement sur les personnages de l'exclu. Le but est de dégager les désignations, d'étudier leur distribution dans le temps et d'en mesurer leur évolution. Les résultats sont consignés, pour plus de clarté, dans un tableau (voir tableau n°3 en fin de paragraphe).

Quatre-vingt-deux désignations ont été repérées dans le discours sur la pauvreté. Dans cette masse indistincte, plusieurs catégories se dessinent.

Tout d'abord celle des désignations qui apparaissent dès 1982 et qui perdurent jusqu'à nos jours: "démunis, les plus démunis, pauvres", la catégorie la plus fréquente étant celle de pauvre avec trente-trois citations. Cette catégorie représente le noyau "dur" des discours sur la pauvreté et sur l'exclusion avec des désignations mettant en scène une image traditionnelle de la personne en état de dénuement. On retrouve ici ce que nous avions déjà relevé au sujet du lien entre pauvreté et exclusion, la pauvreté étant l'élément de base alimentant le contenu des discours et leurs modalités d'énonciation.

Une deuxième catégorie comprend des désignations moins récurrentes mais présentant néanmoins une certaine constance: "chômeurs, mères ou femmes seules avec enfants, personnes" et surtout, depuis 1987, "sans-abri" qui est la désignation la plus fréquente de ce groupe avec vingt citations.

Une troisième catégorie est celle des désignations citées de manière sporadique sans stabilité temporelle notable et abandonnées à l'heure actuelle: la majorité des syntagmes composés de "familles", "personnes", et "gens". Viennent ensuite: "hommes à la rue, indigents, jeunes clochards, jeunes du quart monde, nécessiteux, nouveaux pauvres, vrais pauvres, quart monde, sinistrés, déshérités, "les exclus" (cités entre guillemets), malheureux".

La dernière catégorie concerne des désignations apparues récemment dans le vocabulaire du journal: "exclus, inclus, les exclus, familles monoparentales ou en difficultés, indésirables, immigrés, jeunes (en détresse, diplômés, en difficulté, pauvres et français, vagabonds), les 18-25 ans, mal-logés, ménages, mendiants, "sans", S.D.F., sans droits, sans emploi, sans papiers, vagabonds, victimes (de la crise), zonards". On retrouve, ici, la position charnière de l'année 1995, un certain nombre de ces désignations, en effet, sont apparues à cette date précise. Avant de nous pencher sur ces dernières, nous allons nous attarder sur les modalités d'énonciation de "l'exclu" et du "S.D.F.".

Le terme "exclu" se décline en sept modalités: exclus, inclus, "les exclus", les exclus, des exclus, "exclus de" exclus de, personnes "exclues", personnes exclues. Nous avons distingué, tout d'abord, l'utilisation ou non des guillemets. Les guillemets sont une manière de prendre une distance vis-à-vis du terme employé. Fonctionnant sur le mode du discours "rapporté" 284 , ils indiquent une coupure entre la langue du journal et celle à laquelle ce mot appartient. Ainsi, la presse se fait l'écho d'un mot communément usité, sans pour autant en cautionner l'emploi, allant même jusqu'à insister sur la nouveauté ou la marginalité de celui-ci. Peu à peu les termes seront officialisés par le journal qui va les utiliser et donc les incorporer dans son propre vocabulaire. Ainsi, de l'expression "personnes exclues" présente en 1984, on passe en 1993 à personnes exclues. "Les exclus", que l'on trouve une fois en 1984, deviennent les exclus sept fois cités en 1995 et quatre fois en 1996. L'expression "exclus de", que l'on relève deux fois, en 1987 abandonne les guillemets et se perpétue jusqu'en 1994. On note, ici, une évolution des modalités d'énonciation corrélée à la variable temporelle: plus on avance dans le temps, moins les guillemets se font présents et plus les désignations usuelles pénètrent le discours du journal et acquièrent leur légitimité d'emploi.

Le deuxième élément notable est le peu de succès de l'exclusion au mode du participe passé: "les personnes exclues" (avec ou sans guillemets) ne sont citées que deux fois contrairement à l'expression générique "les exclus" ou "des exclus" que l'on relève dix-neuf fois. L'emploi spécifique "exclu de" n'apparaît, lui, que six fois.

L'utilisation de l'article "les" dans "les exclus" renvoie à une lecture générique de l'expression en même temps qu'à une catégorie comptable ou une sous-classe. Selon G. Kleiber, cette "lecture générique ne dénote que virtuellement et ne met pas en scène une existence spécifique que l'on pourrait identifier à l'aide d'un nom propre, par exemple" 285 . Une phrase générique est une phrase que l'on prononce sans prendre en compte le contexte de l'énonciation, elle est, en quelque sorte, toujours vraie car non soumise à des points de vue particuliers.

Il n'en va pas de même, en revanche, des syntagmes nominaux comportant l'article indéfini "des" ("des exclus") qui renvoient à certaines occurrences de la catégorie "exclus". Ces phrases spécifiques sont vraies selon le point de vue du locuteur ou son espace de référence, ainsi elles n'ont pas la même valeur que les phrases génériques.

Le journal utilise plus souvent le mode générique ("les exclus" cités treize fois) que le mode spécifique, nous avons donc affaire à un discours global sur l'exclusion qui va s'élargir à tous les individus répertoriés sous cette désignation. C'est d'ailleurs, en 1995, que l'expression subit cette inflation dans son emploi. L'année 1995 voit aussi la consécration du sigle "S.D.F." cité six fois par le journal en l'espace de trois ans se substituant à l'expression pleine "sans domicile fixe" que l'on trouve en 1993. Ainsi, c'est sous la forme usuelle des initiales que le terme accroît sa fréquence d'emploi. Auparavant, en 1987 et 1991, on pouvait lire les locutions suivantes: "gens sans-abri", gens "sans domicile fixe", "hommes à la rue". On notera, à cet égard, que nous n'avons pas relevé l'expression de femmes à la rue, ces dernières étant mises en scène uniquement dans leur rôle maternel: "femmes seules avec enfants" ou "mères isolées" et dans un état de pauvreté qui n'engendre pas nécessairement une absence de logement. On peut supposer que la présence d'enfants autorise une prise en charge ou un hébergement en foyer plus durable. Toutefois, rien n'est dit sur les femmes sans domicile, isolées et sans enfants. La rue, dans le discours du journal, est soit un espace essentiellement masculin soit un lieu qui annihile les différences de sexes dans l'expression S.D.F. Concernant le syntagme "sans-abri", celui-ci conserve une certaine pérennité d'emploi depuis 1987 avec un pic de fréquence d'utilisation en 1995. Sans doute, le point le plus notable réside dans l'apparition de l'expression "sans droits", en 1995, que le journal utilisera deux ans plus tard sans guillemets, consacrant ainsi l'expression. Les syntagmes construits à partir du terme "sans" seront d'ailleurs fréquemment utilisés à partir de 1996: "sans papiers", "sans logis", "sans emploi" pour aboutir, en 1996, à la désignation générique "sans". L'identité du sujet est ainsi construite sur un manque évoquant l'absence d'un élément fondamental et c'est dans cette absence signifiante et par elle que celui-ci se voit désigné. L'individu, peu à peu, n'est plus associé à un manque (emploi, papier, domicile), il est lui-même ce manque incarnant une béance que les mots stéréotypés ou plutôt les bribes de mots (et même parfois les initiales) ne peuvent combler.

Certains termes tels que "vagabonds, mendiants, zonards, jeunes vagabonds, indésirables, marginaux, immigrés, victimes et jeunes" feront leur apparition en 1995 ou, pour certains, seront réactualisés après une longue période de sommeil. Ces expressions, parfois péjoratives, semblent être en lien avec les arrêtés anti-mendicité et réactualisent l'autre facette de la pauvreté, à savoir la déviance. A cet égard, on peut noter une augmentation sensible des désignations ayant trait à la jeunesse. Dès 1995, en effet, on voit apparaître les mentions suivantes: "jeunes défavorisés, jeunes en difficultés, jeunes vagabonds" et la désignation "jeunes" est citée cinq fois la même année. Les années suivantes mentionnent les expressions "jeunes en détresse, jeunes diplômés, jeunes français pauvres et 18-25 ans" (qui se réfère à une population trop jeune pour toucher le R.M.I.). On dénombre, en tout, dix-neuf syntagmes comprenant le terme de jeunes. Plusieurs pistes de réflexion peuvent être ici évoquées: la première pointerait cette catégorie spécifique qu'est la jeunesse dans le domaine de l'exclusion, notamment par la thématique du chômage des jeunes et des difficultés d'insertion professionnelle en opérant un basculement dans les discours: l'exclusion touche des "jeunes diplômés" et des "jeunes français pauvres". Ainsi, le journal s'éloigne d'un discours cloisonnant l'exclusion à une population spécifique connaissant des problèmes d'intégration et crée une catégorie plus ou moins floue (hormis les 16-25 ans), cataloguée comme victime potentielle.

La deuxième piste concerne l'année 1995 et les liens entre les désignations et la promulgation des arrêtés anti-mendicité. Si l'on additionne tous les termes se rapportant à la jeunesse, nous arrivons, pour l'année 1995, à un total de huit désignations. Sur la même année, "sans-abri" est cité cinq fois, "S.D.F." une fois, "mendiants" quatre fois, "les exclus" sept fois et enfin "pauvres", qui est une des désignations les plus utilisées par le quotidien, cinq fois. Ces totaux semblent indiquer un lien étroit entre la jeunesse et l'interdiction de la mendicité. Il est d'ailleurs à noter que les premières villes à avoir pris ces arrêtés sont des villes festivalières accueillant de nombreux jeunes. Ainsi, la mendicité (et son interdiction) serait une thématique concernant moins les sans-abri ou les S.D.F. qu'une population de jeunes en errance ("jeunes vagabonds", "zonards"). Cette désignation du "zonard" alimente d'ailleurs autant le langage médiatique que celui des experts (Rapport de F. Chobeaux 286 ) et même celui du Dictionnaire des synonymes. Si nous avons déjà évoqué la posture du discours "savant" empruntant au sens commun la notion d'exclusion, force est d'admettre que cet emprunt s'étend jusqu'aux dénominations des sous-types tels que "zonards" mais aussi "S.D.F" et "sans-abri". Ces mots qui reviennent sans cesse dans les discours de toute nature, et notamment dans le discours scientifique, n'ont rien de conceptuel et surtout ne correspondent pas à des objets ou des faits réellement définis. Les "zonards", en effet, se transforment en "routards" dans le rapport du C.R.E.A.I. 287 et cette imprécision dans l'emploi des termes contribue à brouiller davantage l'image de ceux dont on parle. Toutefois, ces différentes dénominations ont un point commun qui est celui de désigner clairement l'individu comme déviant et donc de l'expulser de la sphère des "victimes de la crise".

Notes
284.

M. Mouillaud, "Les stratégies de la citation", in M. Mouillaud, J.F. Tétu, op. cit.

285.

G. Kleiber, L'article LE générique. La généricité sur le mode massif, Droz éd., 1990, p. 28.

286.

F. Chobeaux, op. cit.

287.

Propositions pour le logement des personnes défavorisées, Rapport au Premier Ministre, op. cit.