SECTION I. "Bons" et "mauvais" pauvres

Pour les penseurs Grecs, l'élévation de l'âme, par la pratique des jeux de l'esprit, est une des conditions à l'exercice de la citoyenneté. Faute de temps et de moyens, cette recherche spirituelle est interdite au pauvre qui est condamné à travailler de ses mains afin de subvenir à ses besoins. Le travail est porteur de représentations ambiguës. S'il empêche celui qui s'y consacre à toute forme de pensée, il prend aussi les traits d'un facteur stabilisant le pauvre jugé par Platon comme un être rempli de haine, complotant et respirant la révolution 290 . Le labeur, pour peu qu'il soit agricole, en lien avec la terre, la nature et donc la vertu, est gage d'ordre social. La mendicité, quant à elle, est fortement réprouvée et les mendiants sont assimilés à du bétail que la cité doit exclure de ses murs 291 . Si le pauvre, condamné à l'infériorité de son statut, ne peut exercer son droit de citoyen, le mendiant est réduit à l'animalité et cette disqualification prend corps dans l'organisation même de la société antique qui fonctionne sur le modèle de l'esclavage. L'errance, courante à cette époque, était alimentée par quantité d'esclaves fuyant leur condition d'hommes asservis mais aussi par des artisans modestes réduits à la misère. A ces populations s'ajoutèrent, peu à peu, des groupes appartenant aux armées barbares dissoutes par les conquêtes romaines mais aussi les survivants des famines ou des villages rasés fuyant vers les villes. L'institution de la propriété privée eut aussi pour effet de chasser des groupes entiers des terres que ces derniers cultivaient.

L'époque romaine formula une représentation péjorative des mendiants et des vagabonds et voyait en eux "des filous livrés à l'ivrognerie et aux vices, y faisant passer le plus clair de l'argent des quêtes." 292 A Rome, une loi de mendicantibus validis opère la distinction entre mendiants valides et invalides et définit les conduites à tenir envers ces populations 293 .

Si l'aube du christianisme allait préfigurer une autre vision de la pauvreté, l'immoralité du pauvre, et plus encore du vagabond, mais aussi le devenir du don et son utilité formeront un ensemble de questions pérennes, sans cesse débattues, orientant les mesures, alternant les réponses de l'assistance à la répression.

La Chrétienté médiévale s'appuiera sur la lecture de la Bible, plus particulièrement du Nouveau Testament, exaltant la pauvreté. Les Pères de l'Eglise placeront la charité au premier rang des vertus et verront dans le pauvre, le corps et le visage du Christ. L'image de Martin, cavalier romain, donnant aux alentours de 337 la moitié de son manteau à un mendiant qui n'est autre que le Christ, frappera les esprits et invitera les puissants au partage et à la charité. Cet idéal chrétien de l'amour de son prochain placera l'Eglise dans une position de médiatrice entre les riches et les pauvres. Sous son impulsion, les premières distributions d'aumônes ou de nourritures furent instaurées. Toutefois, les distinctions entre les pauvres ne sont pas pour autant abandonnées. Dans la partie orientale de la chrétienté, plus précisément à Constantinople, à partir de 382 294 , les mendiants invalides bénéficient d'une aide alimentaire alors que les mendiants valides sont chassés de la ville, livrés comme colons à leurs dénonciateurs ou rendus à leur maître s'ils étaient esclaves.

La capacité au travail fondait la ligne de partage entre les pauvres et l'invalidité posait un problème moral à une société en marche: les malades, infirmes, vieillards, enfants en bas âge que recouvrait la catégorie devaient être assistés dans des établissements spécialisés. Les mendiants valides, en revanche, mettaient en cause l'obligation du travail pour le pauvre, et, par là même, la loi divine.

Si l'abolition de la propriété privée n'a jamais été débattue, les inégalités flagrantes entre riches et pauvres ont été soulignées. Ainsi, en 374, l'évêque Ambroise de Milan rappelle que "la terre a été établie pour tous, riches et pauvres et que la nature nous crée tous semblables." 295 La redistribution des richesses par l'aumône est gage de justice car elle légitime la propriété du riche tout en obéissant à l'image du Christ révélée dans sa pauvreté. Il faut comprendre cette attitude par la complémentarité existant entre le pauvre et le riche. Symbolisant le Christ, l'indigent, le pauper Christi, si son dénuement n'est pas feint et s'il accepte son sort, fait office d'intercesseur entre Dieu et les hommes, le riche quant à lui, en pratiquant l'aumône, se lave de tous péchés. Cet ordre ainsi respecté donne à une société extrêmement hiérarchisée sa cohérence et octroie au pauvre "méritant" une place sociale spécifique tout en respectant la volonté divine: "Dieu aurait pu faire tous les hommes riches mais il voulut qu'il y ait des pauvres en ce monde, afin que les riches aient une occasion de racheter leurs péchés." 296 Toutefois, le pauvre, humble et souffrant, n'existe que par cette instrumentalisation, dès lors une condition meilleure lui est interdite puisque son indigence est le gage du rachat des puissants (à titre d'exemple, les pauvres assistés par les Tables du Saint-Esprit ne touchent que deux ou trois kilos de pain par an…)

On comprend mieux ainsi la haine et la méfiance entourant le mendiant valide: jugé menteur et oisif, il n'était pas le maillon reliant Dieu et les hommes. Sa prière n'était pas perçue comme sincère et le don qui lui était fait ne rapportait rien à son bienfaiteur. Dès lors, l'importance de la distinction entre le "vrai" pauvre et le "faux" pauvre (ou le "bon" et le "mauvais" pauvre) prend toute sa mesure: respect de l'obligation de travailler due à l'infériorité de sa condition, respect du bienfaiteur qui ne doit pas être trompé sur la valeur morale du donataire.

L'aumône n'est pas seulement individuelle, le concile d'Orléans en 511 ordonne à l'Eglise de consacrer un quart de ses revenus au soins des pauvres. L'assistance, peu à peu, se développe et les matricules dont la présence est attestée avant 470 297 nourrissent les pauvres dans un nombre fixé. La conception chrétienne de l'aumône sera d'ailleurs nettement visible à l'époque carolingienne. Les matricules, en effet, accueilleront douze pauvres symbolisant le collège apostolique et la fonction liturgique de la charité prendra le pas sur la fonction sociale de l'assistance. Les indigents, les malades, les moines ayant fait vœu de pauvreté mais aussi les pèlerins trouveront alors refuge dans les hospices accueillant les déshérités et les "pauvres passants".

Mais la distinction entre les pauvres est toujours de mise et s'articulera cette fois sur l'errance. Si les malades et les vrais nécessiteux sont accueillis, les vagabonds, faux pèlerins ou encore les moines itinérants appelés aussi gyrovagi 298 étaient jugés indésirables par les règles monastiques et renvoyés des fondations au bout d'une nuit.

Rejeter les errants en les condamnant aux déplacements était chose courante et les routes furent bientôt encombrées de cohortes de mendiants se déplaçant de ville en ville au gré des distributions, mais aussi de paysans chassés par les disettes ou les catastrophes naturelles, de pèlerins, de professionnels itinérants, de travailleurs saisonniers en quête d'ouvrage. Le concile de Tours préconisa en 567 299 des distributions de nourriture suffisantes afin de fixer les mendiants et de vider les routes.

Ainsi, très tôt, les distinctions entre les pauvres s'articulent sur deux axes. Le premier se réfère au travail en séparant les mendiants invalides incapables de s'assumer des mendiants valides irrespectueux de la condition sociale qui est la leur les obligeant à une activité laborieuse. La catégorie du pauvre "honteux", au statut honorable mais tombé dans la pauvreté par accident (dettes, pertes des biens…) et n'osant mendier est située du côté du "vrai" ou du "bon" pauvre "méritant" et bénéficie, à son domicile, d'aides diverses. Cette dichotomie entre les pauvres s'enracine dans la valeur morale du personnage et le respect de sa condition. Elle pose aussi, en filigrane, la question du manquement d'emploi. En effet, nombre de paysans, chassés des campagnes par la misère se rendaient en ville et tentaient de survivre par de petits travaux mais connaissaient, tous comme les saisonniers, des périodes de chômage. L'ambiguïté des politiques d'assistance est déjà posée dans une brûlante complexité et l'image de l'individu valide oscille entre le travailleur recherchant l'ouvrage et l'oisif incorrigible.

Le deuxième axe s'établit sur la fixité territoriale. L'errance effraie bien qu'elle soit fréquente, la mobilité de la population est en effet très forte. En revanche, le désir de fixer cette population se fait entendre dans les textes répressifs. En 574, l'Edit de Chilpéric 300 définit les malfaiteurs comme des gens méchants, sans fortune et sans domicile fixe, vivant dans les forêts. Le mode de vie instable et l'absence de rattachement à une communauté et à une famille suscitent la peur et la méfiance. La tradition de la poursuite des serfs ou des esclaves en fuite renforce la suspicion autour de l'errance et rend celle-ci inquiétante et dangereuse. On retrouve cette hostilité à l'époque carolingienne dans les capitulaires de Charlemagne enjoignant les individus ayant commis un délit à ne plus partir en pèlerinage mais à travailler en restant chez eux. L'attitude de l'Eglise est aussi révélatrice de la condamnation de l'errance. L'histoire des Ordres Mendiants est, à cet égard, exemplaire. Au XIIIième siècle, les franciscains, choisissant la pauvreté et le vagabondage au gré des distributions d'aumônes afin de suivre la vie du Christ, seront assimilés à des hérétiques et claquemurés dans des couvents. Si cette image réformatrice du clergé ne pouvait être tolérée par une Eglise jalouse de ses pouvoirs et de ses richesses, la question de l'errance incontrôlable et contestataire était en jeu. On retrouve d'ailleurs ce souci dans l'encadrement des pèlerinages qui s'imposera peu à peu avec le concours de la maréchaussée, structurant et organisant la stabilitas in peregrinatione. La condamnation des Goliards par l'Eglise est aussi prépondérante de cette mentalité collective liant errance et dangerosité. Ces clercs vagabonds, refusant de se fixer dans les structures ecclésiastiques, étaient exclus de la "famille du Christ" et rejoignaient celle, effrayante, du "Diable" 301 .

L'obligation faite à l'homme de se fixer dans une appartenance territoriale mais aussi symbolique se lit dans le système féodal et dans la pratique de l'aveu rattachant le vassal à son seigneur. Le terme d'aveu sera d'ailleurs repris, au XIXième siècle, pour qualifier le vagabond dans le Code pénal. Accolée à la mention de sans feu ni lieu, l'expression décrit l'homme désaffilié, sans protection, hors de la communauté. Se placer sous l'autorité d'un puissant par la pratique du "maimbour" était chose courante pour le paysan libre. La sécurité matérielle était ainsi assurée en échange de services et d'obéissance. Ces pratiques de protection contribuaient à l'établissement et au maintien d'un ordre social fondé sur une organisation laissant apparaître un tissu d'obligations liant les hommes entre eux. La mobilité, si fréquente au Moyen-Age, n'entérinait pas automatiquement une rupture entre les hommes. De nombreux individus pratiquant des métiers ambulants mais aussi des étudiants cherchant un maître ou de jeunes compagnons en formation empruntaient les routes et la distinction d'avec le vagabond sans protection, dépourvu d'une place au sein d'une "société de fidèles ne formant qu'un corps" 302 , n'était pas toujours aisée. La masse des impôts, les famines, les mauvaises récoltes mais aussi les épidémies entraînèrent une quantité d'hommes à se placer sous une autorité mais ces catastrophes accrurent le nombre de mendiants parcourant les chemins en quête de pain.

Aux XIIième et XIIIième siècles, la charité individuelle connut un plein épanouissement, de nombreuses fondations furent créées par des laïcs, accueillant les pèlerins sur la route alors très fréquentée de Saint- Jacques-de-Compostelle. La pauvreté, à condition qu'elle soit volontaire, s'ennoblit peu à peu d'une valeur spirituelle et deux catégories de pauvres sont instituées: "les pauvres avec Pierre" regroupant les membres du clergé adeptes d'une pauvreté choisie et les "pauvres avec Lazare" désignant les indigents assistés. Les distinctions partageront cette dernière catégorie en mendiants "honnêtes" ou "malhonnêtes". En 1190, Ugoccione de Pise souligne que secourir les pauvres valides, capables de travailler et de gagner leur vie, signifierait encourager le peuple à passer toutes ses journées dans l'oisiveté et les jeux de hasard 303 . L'éthos du travail obligatoire est déjà bien enraciné et se lit dans la thématique de l'oisiveté entraînant tous les vices (les jeux ici, l'ivrognerie pour la période romaine). Les pratiques, plus particulièrement, l'assistance, posent question et les débats révèlent la peur du "mauvais exemple" donné à un peuple vil toujours suspecté des pires désirs ou infamies et dessinent le profil type de l'individu méritant assistance. Cette distinction entre les pauvres sera d'ailleurs instituée dans les manuels des confesseurs vers la fin du XIIIième siècle. Les "vrais pauvres", résignés, acceptant leur sort, domiciliés et connus des réseaux d'assistance seront opposés aux "faux" pauvres, valides, hors des liens sociaux et vagabondant sur les chemins.

Notes
290.

Platon, La République, Gallimard éd., 1966.

291.

Platon, "Les Lois" (L.XVI), in Oeuvres complètes, Les Belles Lettres éd., 1976.

292.

M. Cataluccio (préfacier), in B. Geremek, Les fils de Caïn. Pauvres et vagabonds dans la littérature européenne (XV e -XVII e siècles), Flammarion éd., (1991), 1997, p. 7.

293.

J. Damon, op. cit.

294.

M. Mollat, op. cit., p. 28.

295.

J. Cubéro, op. cit., p. 16.

296.

Formule rencontrée dans la vie de Saint Eloi, citation de M. Mollat, op. cit., p. 61.

297.

D'après J. Cubéro, op. cit.

298.

B. Geremek, "Le marginal", in J. le Goff et Coll., L'homme médiéval, Seuil éd., 1989, pp. 381-413.

299.

M. Mollat, op. cit., p. 42.

300.

B. Geremek, "Le marginal", op. cit., p. 386.

301.

J. le Goff, La civilisation de l'occident médiéval, Arthaud éd., 1964.

302.

Idemp. 319.

303.

M. Cataluccio, in B. Geremek, Les fils de Caïn, op. cit.