SECTION II. Les premières mesures répressives

Les historiens voient dans l'ordonnance de Jean le Bon de 1351 la première mesure répressive prise à l'encontre des mendiants valides (ayant ou non métier) et des vagabonds. Cette condamnation assimile les "gens demeurant partout", les oisifs mendiants, les joueurs de dés et les chanteurs, aux truands 304 . La sentence est le bannissement de la ville et donc l'exclusion hors des murs de la communauté. En cas de récidive, quatre jours de prison au pain et à l'eau sont prévus. La deuxième récidive condamne les fautifs au pilori et la troisième à une marque au fer chaud apposée sur le front. Cette ordonnance royale enjoint les membres de l'Eglise à ne plus secourir les pauvres valides et oblige les prêtres à conseiller, dans leur sermon, une pratique de l'aumône en faveur "des contrefaits, aveugles, impotents ou autres misérables personnes", en aucun cas aux "gens sains de corps et de membres" 305 . Les Hôtels-Dieu, quant à eux, étaient déjà priés de n'accueillir les "pauvres passants" qu'une seule nuit. Ces mesures d'exclusion n'ont fait que bien souvent renforcer la misère et l'errance des populations sans ressources contraintes d'aller d'hôpital en hôpital et de ville en ville.

Cette ordonnance fait suite à une première mesure prise en 1350 tentant de fixer les salaires. L'épidémie de peste a fait des ravages parmi la population et la pénurie de main d'œuvre permet aux travailleurs de se louer aux plus offrants et de faire augmenter les salaires. River l'homme à sa tâche, lui interdire le déplacement vers une autre embauche sont les gages de la stabilité des rémunérations allouées par les puissants. B. Geremek retrouve les traces de cette préoccupation en Angleterre en 1349 306 . L'appareil judiciaire mis en place devait alors punir les réfractaires au travail et les vagabonds mais aussi ceux qui demandaient ou payaient des salaires trop élevés. En France, jusqu'à la fin du XIVième siècle, ordonnances et mesures diverses vont tenter de lutter contre l'oisiveté et l'errance mais aussi contre la "grant chierté des ouvriers qui ne veulent faire besoigne se ils ne sont payez à leur volenté. 307 "

La conception chrétienne de la charité s'est peu à peu éclipsée au profit d'une gestion laïque de l'assistance, visible notamment dans l'administration des hôpitaux. Au pauvre du Christ se substitue une image péjorative de la pauvreté perçue comme un fléau mais aussi comme condition inhérente de l'activité laborieuse des journaliers ou des "petits métiers". L'errance, quant à elle, est vécue comme un danger social et la répression du vagabondage par le pouvoir royal se fera plus précise. Pendant que l'assistance aux "vrais" pauvres continue de se développer, le vagabondage devient peu à peu un délit sévèrement réprimé. Dans les sources judiciaires, l'indice d'un mode de vie criminel est souvent formulé par le mode de vie errant de l'accusé. Un exemple, cité par B. Geremek 308 , est à cet égard frappant. Il s'agit de Girart de Sanceurre, jugé en 1392 pour une affaire de vol de chariot et de filouterie sur le prix d'un cheval. Cet individu qualifié "d'homme oiseux, de vagabond et de sans état" est soumis, en tant que vagabond, à la question, et est condamné "à être pendu comme larron".

Le portait de l'individu dangereux commence déjà à poindre et épouse les marques du refus de travailler malgré un état valide ainsi que l'absence de domiciliation. Un article de l'ordonnance cabochienne dressée par les Etats Généraux de 1413 transformera le vagabond en criminel et imposera à son égard le terme de "caymans" qualifiant tous les mendiants valides, oisifs et errants, soit tous ceux qui ne veulent pas travailler 309 . Ce mode de vie jugé criminogène par les discours socio-juridiques associe pleinement errance et délinquance. L'assimilation de la "pipée", ces bandes d'escrocs, "demeurant partout" (sans domicile fixe), vivant de rapines et d'escroqueries, ou des "Coquillards", bandes de faux-monnayeurs, à l'errance fait du vagabond un délinquant potentiel. Ne pouvant invoquer aucune protection familiale ou communautaire, ne recevant pas l'aumône, le vagabond, issu des couches pauvres de la société, ne pouvait survivre souvent que grâce à quelques malversations et ce dernier, déjà condamné avant son délit, finissait, en général, ses jours sur l'échafaud.

Au cours du XIVième siècle apparaîtra un nouvel élément de lutte contre l'oisiveté, les travaux forcés, qui punira l'individu par là où il a fauté. Déjà, en 1367, l'obligation du travail pour le pauvre valide se concrétise dans une ordonnance royale obligeant les "gens oiseux à aller curer les fossés de la ville" 310 . Toutefois, cette mesure ne fut pas appliquée avec rigueur et il faut attendre l'ordonnance de Charles VIII, en 1496, pour que celle-ci prenne tout son aspect répressif: "les vagabonds, ces pipeurs, ruffians et coquins de toute sorte seront envoyés au service de la flotte royale (les galères) qui a besoin de bras." 311

Fixer l'errant dans l'obligation de travailler ou le bannir du territoire en l'envoyant voguer sur les galères recouvraient alors deux avantages. Le premier consistait à purger le pays des vagabonds et des désordres que ces hommes sans maîtres commettaient (ou étaient censés commettre dans la mentalité de l'époque), le second était de profiter d'une main d'œuvre gratuite et ces populations, ainsi déclassées, constituaient une armée de réserve pour le capitalisme en gestation.

Cette politique du travail obligatoire va se prolonger au XVième siècle par la création des ateliers publics, fruits de la nouvelle organisation de l'assistance. Mais ces mesures seront adaptées aux différents types de population auxquelles ces dernières s'appliquent. Si les mendiants valides recevaient quelques subsides en l'échange d'une activité laborieuse obligatoire, les vagabonds, en revanche, étaient traités tels des prisonniers. Enchaînés deux par deux, de jour comme de nuit, ne recevant aucun salaire de leur travail, "les vagabonds, gens oisifs et coupeurs de bourses" sont employés à des travaux salissants et jugés indignes tel le nettoyage des boues et immondices de la ville.

L'augmentation massive de la pauvreté au XVième siècle attestée par l'analyse des registres fiscaux laisse entrevoir une nouvelle réalité: le paupérisme. Les villes attirent quantité d'individus ou de familles sans ressources et le pouvoir n'aura de cesse alors de reformuler les politiques d'assistance. Trouver les deniers nécessaires à la prise en charge des mendiants invalides, créer de l'embauche afin de corriger les mendiants valides, chasser des villes et condamner à mort les vagabonds, interdire formellement toute forme de mendicité, tels étaient les termes du débat sur la question sociale. Les pauvres invalides, triés, répertoriés, stigmatisés par un signe de reconnaissance (souvent une croix jaune cousue sur les vêtements) bénéficiaient d'assistance dans la paroisse où ils résidaient. Quand aux mendiants valides et aux vagabonds, véritable lie de la société, le travail obligatoire, le bannissement ou bien encore l'exécution formaient l'essentiel des réponses sociales et la "police des pauvres", créée pour l'occasion, s'appliquait à faire respecter ces mesures.

Notes
304.

Plusieurs auteurs citent cette ordonnance royale. Pour une lecture complète de celle-ci, se référer à B. Geremek, Truands et misérables dans l'Europe moderne, op. cit., p. 72 et suivantes.

305.

Idemp. 73.

306.

Ibid. p. 71.

307.

Ordonnance royale de 1354.

308.

B. Geremek, Truands et misérables..., op. cit., p. 33.

309.

J. Cubéro, op. cit., p. 52.

310.

Idemp. 78.

311.

B. Geremek, Truands et misérables..., op. cit., p. 87.