SECTION IV. La formulation de la "question sociale"

1. Pauvreté et citoyenneté

Avec la Révolution française, le rôle de l'Etat mais aussi la question du citoyen, de ses droits et de ses devoirs sont débattus: "On a toujours pensé à faire la charité aux pauvres et jamais à faire valoir les droits de l'homme pauvre sur la société et ceux de la société sur lui." 325 L'idée d'une assistance par la nation à l'homme démuni s'impose et c'est dans ce sillage qu'est créé en 1790 le Comité pour l'extinction de la mendicité. Ce comité, présidé par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, en proclamant le droit à la subsistance déplace les pratiques de charité vers une politique d'assistance organisée par l'Etat. Dénombrer les pauvres, évaluer les réponses possibles, chiffrer les dépenses constituent les tâches de ce Comité et préfigurent une longue succession de commissions et de rapports formulant, jusqu'à nos jours, les cadres du discours officiel sur la question sociale.

Deux difficultés, d'une étonnante actualité, sont discutées. D'une part, fournir une aide aussi complète que possible aux individus qui en ont besoin ce qui nécessite de construire un système d'assistance puissant et fiable. D'autre part, faire en sorte de ne pas accroître le nombre d'individus à assister et de ne pas encourager l'oisiveté et la fainéantise. Dès lors, le Comité proclamera que le "travail est la seule assistance qu'un gouvernement sage peut donner à l'homme valide." 326 "Il ne faudrait même pas accorder le nécessaire à ceux qui refusent de travailler" 327 et un certain Lelong proposa de placer ceux qui refusent de travailler "dans un endroit où l'eau viendrait et où ils seraient obligés de pomper sans cesse pour ne pas être mouillés" 328 . L'activité laborieuse constitue ainsi le cœur du contrat social régulant le principe d'une réciprocité entre l'Etat et ses membres: "Si celui qui existe a le droit de dire à la société: "Fais-moi vivre", la société a également le droit de lui répondre: "Donne-moi ton travail." 329 .

Quatre principes seront établis afin d'éviter toute dérive pernicieuse: l'obligation du travail pour le pauvre valide, une aide financière mesurée "afin que l'homme secouru par la nation se trouve dans une situation moins bonne que s'il pût exister par ses propres ressources" 330 , une assistance à l'enfance plus que prudente afin de ne pas encourager les abandons d'enfants, enfin des mesures en faveur des personnes âgées qui ne doivent pas "favoriser l'imprévoyance et par conséquent la dissipation et la débauche des ouvriers pendant leur vie". 331

La typologie différenciant les bons des mauvais pauvres, déjà dressée sous l'Ancien Régime, sera instituée et deviendra la norme organisant le système d'assistance. La première catégorie va recouvrir la pauvreté laborieuse se composant de familles ou d'individus vulnérables, les chômeurs involontaires susceptibles de ne recourir aux secours que pour une période momentanée et enfin l'ensemble des infirmes, vieillards et enfants. A chacune de ces trois sous-catégories sont associées des mesures spécifiques. Tout d'abord se dessine l'idée d'une épargne afin de prévenir le chômage involontaire des travailleurs saisonniers ou journaliers mais aussi l'imprévoyance de la classe laborieuse dans son ensemble. La volonté d'une limitation des dépenses de la nation en créant un système dans lequel l'individu capitalise afin de subvenir lui-même à ses propres besoins transparaît ici en même temps que la nécessité de contrôler le comportement des classes laborieuses toujours susceptibles de se muer en "classes dangereuses" au mode de vie désordonné. Toutefois, ces caisses d'épargne et de prévoyance ne verront le jour qu'en 1818 et ne toucheront qu'une population de classes moyennes moins touchée par la précarité et plus aisée.

Aux chômeurs involontaires n'ayant pas assez d'épargne pour survivre, le Comité de mendicité impose le travail obligatoire dans des ateliers. Ces derniers, créés pour la circonstance, emploient les individus aux "travaux utiles": aménagement des voiries, défrichements… Sans concurrencer les employeurs privés, ils autorisent une mise au travail de tous les pauvres valides et permettent de s'assurer d'une réelle volonté de travailler et de s'insérer chez l'individu démuni. Dans le cas contraire, celui-ci est automatiquement catégorisé comme un mauvais pauvre et d'autres traitements lui sont alors réservés. La dernière sous-catégorie de pauvres à assister se compose des infirmes, des vieillards et des enfants. Les secours sont, dans ce cas, proportionnels à la dégradation des facultés du travail et sont soumises à l'expertise du procureur de la commune et du chirurgien du canton. Ce système préfigure le fonctionnement de certaines allocations telle l'Allocation d'adulte handicapé. Concernant l'organisation pratique de l'assistance, tout individu se voit attribué un domicile de secours défini comme le "lieu où l'homme nécessiteux a droit aux secours publics". Le lieu de ce domicile est le lieu même de la naissance de l'individu. Cette appartenance de nature, puisque de naissance, liant l'homme à un lieu indique qu'il ne peut exister d'individu sans lieu ou hors des lieux et des liens communautaires symbolisés par le village ou la ville. Mais ce lieu du domicile de secours peut être aussi celui du lieu de résidence si l'individu y occupe un emploi depuis au moins un an: "le droit de secours peut être placé dans le lieu où l'homme qui le réclame s'est rendu, par son travail et sa consommation, utile à ses concitoyens." 332 . Le principe de base est d'ordre utilitariste. L'individu peut bénéficier de secours à condition que son travail l'ait inscrit dans une communauté physique construite sur des réseaux d'échanges et de services.

La catégorie des mauvais pauvres, quant à elle, prolonge la longue tradition de la répression. Deux sous-catégories sont construites: les pauvres valides mendiant et ayant un domicile et les vagabonds sans état et non domiciliés. La mise au travail obligatoire sanctionnait les premiers, pour les seconds l'emprisonnement dans les dépôts de mendicité, rebaptisés maisons de correction, ou la déportation vers Madagascar en cas de désertion constituaient l'essentiel des peines.

Les mesures instituées lors de la période Révolutionnaire s'appuient sur deux principes familiers: l'utilité sociale et l'appartenance territoriale. L'aptitude au travail fournit la base de la distinction entre les pauvres et la nécessité de la domiciliation, la condition d'une assistance. Malgré la formulation de la question sociale et les débats sur la citoyenneté, cet épisode ne réussit pas à éradiquer la mendicité, l'ampleur de l'effort financier à déployer n'est sans doute pas étranger à cet échec. Le Consulat et l'Empire, dans leur volonté de contrôle des populations, réaffirmeront le devoir de charité garante de l'humilité du pauvre et d'un ordre social basé sur un réseau de dépendance. Les ateliers publics pour les pauvres valides, les refuges pour les invalides et les pratiques d'enfermement et de déportation pour les oisifs et les vagabonds sont encore requis dans la lutte contre la pauvreté. La détention administrative sera instaurée à l'encontre des vagabonds et après avoir purgé leur peine, ils seront renvoyés sous la surveillance de la Haute police pendant au moins cinq ans. En ce début du XIXième siècle, la privation de liberté et la surveillance étroite seront les réponses à l'errance: "Le gouvernement pourra le (le vagabond) placer dans une maison de travail jusqu'à ce qu'il ait appris à subvenir à ses besoins ou enfin le retenir comme un être dangereux et nuisible, s'il n'y a nul amendement à espérer." 333

Notes
325.

Procès-verbaux des séances du Comité de mendicité, in M.A. Barthe, "Pauvreté et Etat- Providence: l'approche du Comité de mendicité 1790-1791", Revue française des affaires sociales, n°3, 1991, pp. 167-186.

326.

Idem

327.

Des extraits des débats de ce Comité sont cités par J.P. Gutton, op. cit.

328.

Idem

329.

Premier Rapport du Comité de mendicité, in S. Paugam, "La dialectique de l'assistance", Connexions, n° 62, 1993, pp. 11-34.

330.

Idem

331.

M. A. Barthe, op. cit.

332.

Article 7, Rapport du Comité de mendicité, in D. Renard, "Une définition institutionnelle du lien social: la question du domicile de secours", Revue française de sciences politiques, n°38, 1988, pp. 370-386.

333.

J. Berlier, Conseiller d'Etat, in J.F. Wagniart, Le vagabond à la fin du XIX° siècle, Belin éd., p. 27.