2. Classes laborieuses, classes dangereuses

La distinction entre les pauvres tendra à se moirer et atteindra une nouvelle dimension lors de la première révolution industrielle. L'accroissement démographique et l'ampleur des flux migratoires vers les centres urbains font apparaître une mutation des représentations associant ces nouvelles classes laborieuses urbaines, souvent déracinées et isolées, instables professionnellement, vivant en "garnis" à une population misérable, inconnue et donc dangereuse. Cette instabilité et cette amoralité auparavant réservées au vagabond sont étendues à toute une frange de population. Le travail n'est pas le seul garant des liens sociaux mais il doit être le corollaire d'un attachement communautaire: "Partout ce sont les ouvriers nomades, les gens étrangers à la localité, les vagabonds, les célibataires, tous ceux qui ne sont pas fixés au foyer par la famille, qui ont en général les plus mauvaises mœurs et font le plus rarement de l'épargne… Ceux qui ne voyagent point mais restent toujours dans le même lieu, près des parents ou des amis d'enfance et craignent la censure échappent davantage aux mauvais sujets." 334 La volonté de fixer les populations dans un espace physique et symbolique, la peur de l'homme inconnu et solitaire, transparaissent nettement et nous retrouvons ici les préoccupations du XVIIième siècle à l'origine des mesures contraignant l'individu à travailler sur son lieu de naissance.

Toutefois, des termes nouveaux, décrivant les mutations sociales, émaillent les discours et les rapports officiels. A cet égard, le prolétariat industriel, expression utilisée dans les documents sociaux de la première moitié du XIXième siècle, traduira moins une classe particulière qu'un mode de vie déviant. C'est par cette expression que le moirage entre les classes laborieuses et les classes dangereuses sera formulé. Les termes de "sauvages", "nomades" et "barbares" sont constamment utilisés pour qualifier cette population et la criminaliser. Pour H.A. Frégier, le prolétaire est un chiffonnier ou un vagabond 335 .

L. Lecouturier 336 verra Paris comme un campement de nomades et le Baron Haussmann 337 comparera la population des garnis à une "tourbe de nomades".

Peu à peu, à partir de la deuxième moitié du siècle, on commencera à distinguer les ouvriers et les classes marginalisées. Il y a, déclare A. Thiers dans un discours de 1850, "(…)une quantité de vagabonds qui ont des salaires considérables, d'autres qui, par des moyens illicites, gagnent suffisamment pour avoir un domicile, qui n'en veulent pas avoir. Ce sont ces hommes qui forment, non pas le fond, mais la partie dangereuse des grandes populations agglomérées, ce sont ces hommes qui méritent à ce titre, l'un des plus flétris de l'histoire, le titre de multitude. C'est la multitude, ce n'est pas le peuple que nous voulons exclure, c'est cette multitude confuse, cette multitude de vagabonds dont on ne peut saisir ni le domicile, ni la famille, si remuante qu'on ne peut la saisir nulle part (…)" 338

La rupture est ainsi consommée et des formes de régulations sociales nouvelles verront alors le jour, plus particulièrement une vaste entreprise de moralisation envers les classes laborieuses par les patronages encadrant la vie de l'ouvrier mais aussi par l'influence du mouvement hygiéniste naissant qui auront pour but d'éduquer les familles. Les autorités combinées du médecin, du professeur et de l'employeur mais aussi l'action des dames patronnesses (souvent épouse du maire ou de l'industriel régional) tenteront d'ordonner et de fixer les comportements dans et hors de l'usine. L'incitation à l'épargne, à la vertu et à l'effort, la politique du logement ouvrier, mais aussi la lutte contre l'alcoolisme, la création de l'enseignement ménager, la formation à la puériculture, l'éviction des femmes mariées des usines afin que ces dernières se consacrent à leur foyer et à leurs enfants seront autant de paroles dogmatiques, construites sur les deux piliers de la stabilité représentés par la famille et le travail, visant à l'acculturation de l'ouvrier aux valeurs de la classe dominante bourgeoise: "Si ta demeure est riante et propre et si le soleil entre gaiement par les fenêtres aux blancs rideaux, se jouant sur les meubles qui brillent, le père et le grand frère ne songeront guère à s'échapper pour courir au cabaret. Oh chère petite Française, comme tu aurais bien mérité de la patrie si, par amour et par adresse, tu arrivais à faire de la maison paternelle un nid réchauffant et confortable d'où l'on ne sortirait que pour aller au travail." 339 Dans cette vaste oeuvre de moralisation des masses, l'enseignant est rejoint et épaulé par le médecin: "Une science est née, la puériculture (…) Son importance sociale est considérable, puisque, en assurant le bon développement de l'enfant, elle permet d'obtenir un maximum de rendement dans le travail de l'adulte (…)" 340

L'emploi stable et donc la sédentarisation, la famille et l'épargne sont érigés en un modèle qui exclut le vagabond, membre d'un sous-prolétariat accusé de toutes les déviances et jugé incontrôlable. Le vagabond rejoint alors l'anarchiste refusant la mécanisation du travail, la répétition des gestes et la servitude de l'homme à la machine. Le "trimard" en sera la figure la plus parlante et qualifiera moins le travailleur se louant au jour le jour que l'homme libre refusant les nouveaux modes de production capitaliste. Mais ce droit à vagabonder, politique et poétique, revendiqué par les libertaires comme la seule réponse possible à une société policée et ordonnée, sera, somme toute, bien éloigné du quotidien du trimardeur ou du chemineau, se louant de ferme en ferme ou sur les chantiers citadins selon l'embauche, exploité et isolé. D'ailleurs le mouvement anarchiste mais aussi le courant socialiste ne s'y tromperont pas et critiqueront vertement cette population sans cause politique, sans accès de révolte, bref sans conscience de classe. Car c'est effectivement la mutation du prolétariat en classe ouvrière, intériorisant les valeurs du travail et de la famille, qui va contribuer à circonscrire le vagabond et tous les groupes déviants (criminels, voleurs, prostituées…) dans une catégorie infamante, celle du sous-prolétariat. L'organisation sociale basée sur la lutte entre les deux classes antagonistes, le capitalisme et la classe ouvrière, va exclure de son sein tous les membres hors-classes. Pour K. Marx, comme nous l'avions déjà noté, le Lumpen-prolétariat est vil et méprisable. Selon l'idéologie marxiste, le prolétaire est celui par qui l'émancipation de l'humanité reste possible. L'absence de conscience de classe et d'appartenance à une classe fait du vagabond un être étranger, surnuméraire et inutile dans une société industrielle en marche.

Dès 1896, les individus au chômage seront répertoriés dans une nomenclature spécifique. Auparavant ces derniers étaient regroupés sous les termes génériques de "sans travail" ou "profession inconnue" 341 et côtoyaient les catégories de mendiants et vagabonds. Cette variation n'est pas que sémantique, elle autorise la prise en charge assurancielle et opère une coupure radicale avec les individus assistés ou condamnés. La suppression du livret de l'ouvrier en 1890 signe aussi la distinction entre travailleur et vagabond. Jusqu'alors, tout ouvrier qui se déplaçait sans ce document était assimilé à un errant. Après 1890, l'ouvrier, moralisé et éduqué, n'est plus susceptible de désordre et est définitivement différencié des classes dangereuses.

La fin du XIXième siècle connaîtra une répression féroce du vagabondage. Pour la seule année 1899, on dénombre cinquante mille arrestations 342 . Le débat social sur la mendicité et le vagabondage s'appuiera sur une masse considérable de mémoires et d'enquêtes de terrain effectués par des juristes et des médecins. Trimardeurs, journaliers, saisonniers mais aussi bohémiens et enfants délaissés seront dorénavant enchâssés dans les catégories des discours juridiques, criminologiques et psychiatriques.

L. Paulian, journaliste et rédacteur à la Chambre des députés, ira jusqu'à se déguiser en mendiant, tentant ainsi de pénétrer ce milieu et d'en relever les fourberies en montrant comment "un fainéant peut aisément boire, manger et dormir en exerçant la profession de mendiant." 343 Il préconisera, en outre, une organisation véritable des réseaux d'assistance en faveur des invalides et la création d'une brigade spécialisée dans l'arrestation des mendiants valides. F. Chanteau 344 , substitut du Procureur à Grenoble, conseillera l'interdiction de l'aumône individuelle qui encourage le vice et la fainéantise. Ces deux dernières mesures ne sont d'ailleurs qu'une survivance des méthodes utilisées sous l'Ancien Régime. Les deux auteurs critiqueront les conditions d'hébergement trop luxueuses à leurs goûts: "le lit de l'asile de nuit doit être dur, le repas frugal. Il faut bannir le luxe et le confort. Il serait souverainement injuste que, sous prétexte de charité, l'homme qui ne travaille pas ou qui ne travaille qu'irrégulièrement fût mieux traité que l'honnête ouvrier qui ne chôme jamais." 345 Deux principes sont ici édictés: l'assistance ne doit pas encourager, par des conditions de vie trop bonnes, l'oisiveté et une différence doit absolument et nécessairement exister entre le travailleur et le non travailleur afin que, d'une part, l'oisiveté ne soit pas préférable au travail et que, d'autre part, les travailleurs ne se rebellent pas contre ce qu'ils pourraient considérer comme une injustice. On retrouve les principes édictés par le Comité de mendicité lors de la période révolutionnaire à la seule différence que, cette fois-ci, l'Etat intègre dans son discours la classe ouvrière, ou plus largement les travailleurs, qui vont être utilisés en indice de comparaison, telle la limite inférieure d'un bornage, et associés pleinement au discours normatif dominant.

Selon T. Homberg, magistrat et fondateur en 1879 de la colonie agricole pour enfants et adolescents errants et "rebelles" du Grand-Quévilly, "les vagabonds vivent au jour le jour, ils ne connaissent ni maîtres ni compagnons de travail, mènent une vie errante, n'ont de relations suivies avec personne et ne cherchent à se faire des amis ou plutôt des complices que pour la débauche, sinon pour le crime." 346 Cette définition, formulée en 1880, nous donne à lire l'image d'un vagabond quasiment identique à celle dépeinte par l'Ancien Régime et nous indique, en creux, les invariants normatifs sans cesse répétés: stabilité du travail et du domicile, insertion dans des réseaux, reconnaissance par ses pairs et cela quels que soient les termes utilisés: "aveu", "garantie", "protection", et assimile toujours errants et "truands" dans l'amoralité de leur mode de vie. L'oisiveté, la paresse ne sont pas oubliées et F. Chanteau définit le vagabond comme "celui qui, étant apte au travail, volontairement ne travaille pas et ne fait aucun effort pour trouver du travail et se procurer des ressources avouables qu'il n'a pas." 347

On le voit, les questions restent sensiblement les mêmes et les réponses ne varient guère: corriger par le travail, exclure par l'emprisonnement, faire disparaître à jamais dans les bagnes de Guyane.

Notes
334.

H.A. Frégier, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, 1840, p. 81.

335.

in L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, (1978), Hachette éd., 1984, p. 602 et suivantes.

336.

Idem

337.

Ibid.

338.

A. Thiers, Discours du 24 mai 1850, in J. Cubéro, op. cit., p. 245.

339.

J. Sevrette, La jeune ménagère, Larousse éd., 1904. Cet ouvrage, écrit par une institutrice, est un livre de lecture à l'usage des écoles primaires de filles. Il a encore été utilisé dans certaines écoles primaires durant l'entre-deux guerres. L. Boltanski en cite de nombreux passages dans son ouvrage, Prime éducation et morale de classe, Mouton éd., 1969.

340.

Extrait des Conférences d'hygiène et de puériculture données par le docteur R. Mercier en 1908, cité par L. Boltanski, op. cit., p. 47.

341.

B. Reynaud-Cressent, "L'émergence de la catégorie de chômeur à la fin du XIX° siècle", Economie et statistiques, avril 1994, pp. 18-25.

342.

M. Bresson, op. cit.

343.

L. Paulian, in J. Damon, op. cit., p. 30.

344.

F. Chanteau, Vagabondage et mendicité, Pédone éd., 1899.

345.

L. Paulian, op. cit., p. 30.

346.

T. Homberg, Etudes sur le vagabondage, Forestier éd., 1880, p. 4.

347.

F. Chanteau, op. cit., p. 149.