A. L'assistance généralisée

En 1959, le décret du 7 janvier 351 ouvre l'accès des centres d'hébergement et de réadaptation sociale 352 aux vagabonds. Sous compétence de l'Etat, ces centres sont destinés "aux personnes et aux familles aux revenus insuffisants et qui éprouvent des difficultés pour reprendre une vie normale" 353 . En 1998, la définition évoluera et les centres auront pour mission d'aider les personnes à "accéder à une autonomie personnelle et sociale" (loi du 29 juillet 1998). Le décret de 1976, toujours d'actualité, dresse la liste des publics que les centres ont pour mission d'accueillir pour une durée limitée en principe à six mois: personnes sans logement sortant d'établissements hospitaliers, de cure, de réadaptation, ou d'établissement sociaux ou médico-sociaux assurant l'hébergement de handicapés, personnes et familles qui se trouvent privées de logement par suite de circonstances indépendantes de leur volonté, personnes et familles françaises sans logement rapatriées de l'étranger, personnes et familles sans logement en instance d'attribution du statut de réfugiés, personnes et familles qui se trouvent hors d'état d'assumer leurs responsabilités sociales ou familiales, personnes libérées de prison ou inculpées et placées sous contrôle judiciaire, personnes en danger de prostitution ou celles qui se livraient à la prostitution, et enfin vagabonds estimés aptes à un reclassement.

C'est l'arrêté du 7 janvier 1959 qui va autoriser la prise en charge de ces vagabonds dont l'aptitude au reclassement sera jugé par une Commission départementale d'aide aux vagabonds présidée par le juge de l'application des peines et comprenant des représentants de la Santé, du Travail et des oeuvres s'occupant de l'accueil des vagabonds. Dans ce cadre, le Procureur de la république, renonçant à des poursuites, consulte le juge sur la possibilité d'un placement dans un centre d'hébergement. Ainsi, le placement est utilisé comme solution alternative à l'emprisonnement mais garde néanmoins sa coloration juridique puisque c'est le juge qui, en dernier ressort, va décider de la commutation de la peine en réadaptation. L'arrêté du 14 septembre 1959 créera ces Commissions d'assistance aux vagabonds et définira les conditions auxquelles doit répondre l'individu afin d'être assisté: être sans logement, sans ressources, sans travail, présumé apte à un reclassement compte tenu des facultés mentales, de l'âge, des aptitudes, accepter l'obligation au travail, la participation aux frais d'hébergement et l'assistance d'un délégué désigné par le juge de l'application des peines.

Ce cadre juridique, nourrissant des pratiques de contrôle social, s'applique à l'encontre de trois catégories qui sont les vagabonds, les libérés de prison et les condamnés soumis au sursis ou à la mise à l'épreuve. Le vagabond est inscrit non seulement dans le champ du discours pénal mais aussi dans celui des pratiques de contrôle juridique puisque le juge se doit de visiter une fois par an, au moins, les centres accueillant ces trois catégories de personnes. L'amalgame effectué produit un entremêlement de représentations et fixe le vagabond dans une figure de la déviance à neutraliser et à corriger. Dès lors, derrière les mesures d'assistance, ce sont des pratiques de rééducation associées à l'idée de sanction pénale qui se dessinent.

Ces mesures sont, en fait, le fruit des efforts de la Fédération des centres d'hébergement prônant la prévention du vagabondage. Cette Fédération éclairera, par ses travaux sur les origines du vagabondage et la classification des vagabonds, les décisions des Commissions départementales 354 . Plusieurs causes du vagabondage ont été repérées: tout d'abord une origine sociale touchant deux profils de population distincts: les "isolés ayant quitté imprudemment un domicile et un emploi pour un espoir ou une promesse fallacieuse d'un emploi meilleur" et les jeunes qui "débutent seuls dans la vie", le deuxième profil englobe des individus auparavant insérés et qui par suite de "rupture sentimentale ou affective grave" se retrouvent à la rue. La deuxième cause s'origine dans le chômage ou l'emploi précaire et la troisième dans les conditions sanitaires: sortie d'hôpital, troubles psychiatriques, plus largement maladie conduisant au chômage et/ou à une rupture familiale. L'alcoolisme, s'il figure dans la liste, est pointé comme conséquence d'une inadaptation et non pas comme la cause première du vagabondage. En revanche la "paresse pathologique" est entendue comme une inadaptation "morale" et s'applique aux vagabonds les plus endurcis. Enfin, en dernier lieu est mentionnée la "disposition congénitale" et interroge la médecine et la nosographie psychiatrique. La pathologie s'exprime dans "l'absence de besoins sexuels réels" qui expliquerait le "manque de dignité", le "laisser-aller", la "dégradation", la "compensation alcoolique" et la "désaffection à l'égard du travail".

La classification dressée par la Fédération, sur laquelle s'appuyèrent les travaux de la Commission du vagabondage, dénombre six types de vagabonds: les vagabonds occasionnels, les vagabonds d'habitude récupérables, les non récupérables, les ruraux saisonniers, les vagabonds Nord-Africains et les nomades. Deux figures sont ici superposées et moirées: l'errant (vagabond ou nomade) et l'étranger. Toutefois, deux catégories émergent de façon plus visible. D'une part, le vagabond récupérable définissant l'individu commençant à s'installer dans l'errance mais "qu'une aide sociale peut encore sauver", c'est pour ce dernier que la Fédération des centres se battra et obtiendra la commutation de la peine en placement dans un centre d'hébergement. D'autre part, les vagabonds non récupérables "vivant délibérément en marge de la vie sociale, refusant tout travail régulier, tout domicile, généralement alcooliques et parfois petits délinquants." Ces derniers forment le "résidu non récupérable par les mesures en cure libre." 355 C'est sous cette appellation, en effet, que F. François, vice-président de la Fédération des centres d'hébergement, désigne les mesures de réadaptation. L'expression de cure associe le placement en centre d'hébergement à un traitement et le vagabondage à une maladie ou, pourquoi pas, à une addiction et, dès lors, origine celui-ci dans une dimension individuelle. Pour le vagabond d'habitude non récupérable, les responsables de l'Action sociale récusent les peines de prison et encouragent la persuasion et le placement en centre. Toutefois, en cas de refus du vagabond de se rendre dans de tels centres, le placement en milieu fermé est prévu à condition que ce dernier se fasse dans un établissement conçu pour la rééducation et autorise le transfert dans un centre d'hébergement libre "chaque fois que des progrès seront enregistrés dans le comportement du vagabond." 356

La catégorisation dessine deux profils du vagabond articulés sur la possibilité ou non d'un retour à un mode de vie normalisé. Le vagabond non récupérable épouse les traits du "mauvais pauvre", néanmoins, les mesures qui lui sont réservées tentent moins de le punir que de le réadapter. On passe ainsi de la peine de prison sanctionnant un délit à l'obligation de soins ce qui indique en clair que l'individu est moins jugé coupable d'un acte de vagabondage que d'une inadaptation sociale inscrite dans son être. Et c'est d'ailleurs dans son comportement, et dans l'évolution de celui-ci, que seront recherchés les signes d'un amendement. Dès lors, le débat va s'extraire d'une longue tradition punitive en rejoignant un discours médical et psychiatrique enchâssant l'individu dans des pratiques de contrôle de son comportement qui passeront notamment par des politiques de prévention. Le maillage mis en place consistera à repérer le vagabond, à prévenir ses troubles de conduite, à réadapter celui-ci selon des actions librement consenties ou, pour les plus récalcitrants, à l'aide de moyens coercitifs. Néanmoins une nouvelle démarche verra le jour et insistera sur la réorientation des missions des centres d'hébergement suite à "l'arrivée d'une population de "nouveaux pauvres" touchée par la crise économique et l'éclatement de la cellule familiale" se surajoutant "aux clientèles traditionnelles des centres: anciens détenus, réfugiés et vagabonds" 357 . Cette réorientation des missions s'articule sur les dispositifs nouvellement mis en place, R.M.I. et loi "Besson" 358 notamment, et transforme les centres d'hébergement en outil d'insertion ce qui implique une ouverture sur les autres partenaires sociaux (missions locales pour l'emploi, structure R.M.I, logement social…)

C'est donc l'apparition d'un profil nouveau des populations bénéficiant d'un hébergement qui va, en pratique, faire évoluer les politiques d'action des centres. A cet égard, ces derniers abandonneront dans leur désignation le terme de "réadaptation" au profit de la mention "réinsertion". Ainsi, la thématique de la réinsertion concerne moins les profils traditionnels de la clientèle des centres, et parmi eux les vagabonds à "réadapter", qu'une population nouvelle qualifiée de précaire ou fragile. Dès lors, nous retrouvons l'entremêlement de nos deux catégories, déjà mis à jour plus haut, bénéficiant de traitements différents: La réadaptation, avant que la précarité ne se déploie avec la notion d'exclusion, répondant à un comportement individuel inadéquat à corriger et la réinsertion aux connotations dépouillées d'oripeaux moralistes. La modification des désignations répondant à une évolution du profil des populations assistées n'aboutit pas dans les textes à une discrimination qui autoriserait certaines pratiques en faveur des personnes précaires à insérer au dépend de la population traditionnelle de la grande pauvreté. En revanche, les débats sur lesquels se concrétisent ces pratiques font résonner la pérennité de certaines questions relatives au droit et au devoir des plus pauvres ainsi qu'à la distinction des populations composant cette catégorie.

Notes
351.

Article 185, Code de la Famille et de l'Aide sociale.

352.

"Les centres d'hébergement et de réadaptation sociale" succèdent en 1954 aux "centres d'hébergement" qui accueillaient pour la nuit des vagabonds.

353.

Décret du 15 juin 1976. Article 185, Code de la famille et de l'Aide sociale.

354.

F. François, "Le vagabondage en France", Rapport présenté aux journées Franco-Belgo- Luxembourgeoises de sciences pénales, 13 et 14 mai 1960, Revue de droit pénal et de criminologie, n°8, 1960, pp. 699-716.

355.

Idemp. 710.

356.

Ibid. p. 712.

357.

Circulaire du 14 mai 1991.

358.

Loi "Besson" du 31 mai 1990 visant à la mise en oeuvre du droit au logement.