B. Le débat sur l'assistance

Les débats parlementaires de 1988 relatifs au texte de loi instituant le R.M.I. insistent, tout comme l'avait fait le Comité de mendicité de l'époque révolutionnaire, sur le devoir national d'aider les plus démunis. Le rôle de l'Etat est donc réaffirmé et l'assistance octroyée est entendue comme une dette nationale. La similitude de pensée ne s'arrête pas là. En effet, les mêmes interrogations à deux siècles d'intervalle parsèment les discours.

Tout d'abord la question de la contrepartie à fournir par l'individu recevant une assistance. J. Godfrain affirme "qu'en aucun cas, le lien entre revenu et activité ne doit être rompu. Rien ne serait plus grave que de laisser se développer l'idée folle selon laquelle il serait possible en France d'être payé à ne rien faire." 359 Toutefois, si l'époque révolutionnaire voyait dans le travail la seule contrepartie possible, les parlementaires, prenant en compte la crise économique et le chômage involontaire, élargiront le cadre de cet échange à l'insertion. Pour J.Y. Chamard, l'insertion est multiforme et va "de la cure de désintoxication ou du cours d'alphabétisation jusqu'à une occupation à temps partiel dans une collectivité locale" 360 . Le droit au travail inscrit dans la Constitution ne pouvant être honoré sera donc compensé par le droit à l'insertion, que celle-ci soit sociale ou professionnelle. La question du montant du revenu reçoit quant à elle la même réponse qu'il y a deux siècles et la personne assistée "doit se trouver dans une situation moins bonne que s'il pût exister par ses propres ressources" 361 . En 1988, c'est le "télescopage" avec le S.M.I.C. qu'il faut éviter et donc la désincitation au travail 362 : "Je vous ai dit notre souci d'éviter tout télescopage par rapport aux ressources d'un foyer au S.M.I.C." 363 J.M. Belorgey précise, à cet égard, "nous nous sommes attachés à conserver une distance de respect avec le S.M.I.C. qui n'a jamais consisté à cautionner le thème de l'incitation à la paresse. simplement, il existe un risque de sentiment d'indignation et de rejet, voire de racisme de la part des travailleurs au S.M.I.C. à l'égard du bénéficiaire du R.M.I." 364 . Selon l'auteur, la désincitation au travail n'est pas tant débattue par les parlementaires que par la population et le montant du R.M.I. inférieur au prix minimum du travail est gage de protection des allocataires et de paix sociale. L'Etat, se cantonnant à un simple rôle de gestionnaire des tensions sociales, se désengage ici de tout jugement de valeur et insiste sur une production collective des discours qui ont pour support l'utilité sociale ce qui a pour résultat de légitimer ce thème et d'en accréditer son importance. Nous retrouvons, un siècle plus tard, les préoccupations de L. Paulian 365 prenant comme indice de comparaison la classe ouvrière considérée comme limite inférieure d'un bornage. La distance entre S.M.I.C. et R.M.I. est formulée par J.M. Belorgey en terme de "distance de respect", le pauvre se doit d'être respectueux face au travailleur et la mesure de ce respect devra prendre la forme d'une infériorité de revenus et de statut social.

La mise en place du R.M.I. répond à une volonté nationale d'intégration de tous les citoyens. Le droit à l'insertion se substitue au droit au travail inscrit dans la Constitution. Mais ce droit est aussi un devoir et l'allocataire, se trouvant dans une situation moins bonne que s'il travaillait, doit justifier sa situation sociale (chômage involontaire, handicaps divers…) s'engager par contrat à faire des "efforts" en vue de s'insérer et prouver, par ses actes, une adhésion réelle aux valeurs dominantes de notre société. Ainsi, c'est d'abord d'un espace de suspicion généralisée que l'individu doit s'extraire.

Si l'on peut observer une certaine continuité historique entre les discours du Comité de mendicité et les débats parlementaires qui ont présidé à la création du R.M.I., une différence de taille est néanmoins perceptible dans les représentations véhiculées sur les allocataires. La logique interne du R.M.I. gomme, en effet, les différences entre les catégories de pauvres et l'on ne retrouve pas dans les textes de 1988 la problématique soulevée par les mauvais pauvres refusant de travailler ou vagabondant. C'est le principe d'universalité qui prévaut et tous les individus, quelle que soit leur situation, peuvent bénéficier de cette allocation dès l'instant où ils se situent en dessous d'un certain seuil de revenu.

Toutefois, si le vagabondage n'a pas été soulevé à l'Assemblée, l'inscription territoriale de l'individu a fait l'objet de débats et s'est incarnée à travers les S.D.F. "Comment le R.M.I. touchera les sans domicile fixe?" 366 Les S.D.F. seront dorénavant rattachés à une association agréée par le Préfet. Ces derniers seront donc domiciliés afin de percevoir une aide. Cette obligation n'est pas uniquement une mesure administrative nécessaire aux modalités de paiement de l'allocation, elle est aussi motivée, dans un rapport signé par l'Inspecteur général des affaires Sociales, par la nécessité de fixer les populations: "l'obligation d'élection de domicile constitue l'élément à partir duquel la stabilisation des intéressés peut se préparer" 367 , elle a donc une visée éducative, voire pédagogique, et préparatoire à l'insertion.

Cette exigence de domiciliation se retrouve, dix ans plus tard, dans la loi relative à la lutte contre les exclusions notamment au sujet de l'obtention de la carte d'identité subordonnée à la production d'une attestation établissant le lien entre le demandeur et un organisme d'accueil figurant sur une liste établie par le représentant de l'Etat 368 . On retrouve cette exigence dans le domaine de l'aide juridique et la personne sans domicile dépendra, là aussi, du département dans lequel se situe l'organisme d'accueil 369 . La loi relative contre les exclusions complétera le code électoral: les citoyens qui ne peuvent fournir la preuve d'un domicile seront inscrits sur la liste électorale où est situé l'organisme d'accueil agréé dont l'adresse figure depuis au moins six mois sur leur carte d'identité ou qui leur a fourni une attestation établissant leur lien avec lui depuis au moins six mois 370 . On perçoit ici une continuité historique avec les textes relatifs au domicile de secours, l'inscription minimale de six mois permet à l'individu d'être reconnu et accepté par la commune et l'autorise à se muer en citoyen, bref à exister.

Si les débats et les textes de loi relatifs à l'établissement du R.M.I. bannissent les différences de traitements entre les diverses catégories d'allocataires, les pratiques, en revanche, semblent obéir à une autre logique. I. Astier, relatant le fonctionnement des Commissions locale d'insertion 371 relève que "le plus haut degré de responsabilité est assigné à l'homme célibataire, sans domicile fixe sur lequel plane une grande suspicion quant à sa réelle volonté d'insertion" 372 , les hommes étant perçus "comme susceptibles de ce réflexe quasi spontané qu'est le vagabondage" 373 . On rencontre ici une parole normative sur le comportement individuel inspiré des discours médicaux et psychiatriques du début du dix-neuvième siècle mettant en scène un personnage déviant. C'est sous la catégorie "d'incasable" ou "d'inemployable" que nous rencontrons ce déviant qu'est le S.D.F. Ces personnes sont décrites comme "alcooliques et ayant une habitude de vie errante" ou bien comme "bonnes à rien, paresseuses et marginales" 374 . Le "réflexe quasi spontané", "l'habitude de vie", la "marginalité" inscrivent l'errance dans le comportement et la personnalité même de l'homme ainsi décrit. On est, dès lors, très éloigné d'une vision sociale de la question des sans domicile fixe qui est ici envisagée comme économie interne ou pathologie individuelle. A. Pitrou ajoute que l'allocataire doit être "recommandable au sens plein du terme". L'importance de l'aveu, de l'appartenance physique et symbolique à la communauté est toujours de mise et le S.D.F., tel un vagabond, incarne cet homme désaffilié et isolé dont personne ne veut se porter garant.

Si l'on trouve encore aujourd'hui des "mauvais pauvres", on peut aussi apercevoir derrière les catégories administratives le visage des bons pauvres: "ceux qui souffrent réellement de la précarité, dont le souhait d'insertion est sincère et qui cherchent vraiment du travail." 375 Nous revoilà face aux "humbles", aux "méritants", aux "sincères", bref aux "souffrants". Il semble, à cet égard, que la souffrance soit le critère permettant d'apprécier la valeur du pauvre, celle-ci se devant d'être réelle et non entachée par le soupçon. Poursuivant la comparaison, nous retrouvons la catégorie médiévale des "pauvres honteux" actuellement décrits comme "les accidents de parcours, ceux qui ont toujours travaillé régulièrement (…) et qui de façon accidentelle se trouvent réduits à demander le R.M.I., souvent des commerçants ou des artisans ayant fait faillite (…) 376 La suspicion se transforme en compréhension et la pauvreté en accident, induisant, peut-être, que pour les autres elle est inscrite dans l'ordre des choses. De plus, ces allocataires sont décrits comme "réduits à demander", leur statut est donc jugé honorable et leur appartenance au corps social n'est pas sujette à discussion. C'est d'ailleurs l'augmentation des populations jusque là intégrées et touchant le R.M.I. qui inquiète: "le public initialement visé (marginaux, sans-abri…) tend à diminuer au profit de catégories moins éloignées du salariat traditionnel." 377 La chose est dite, le S.D.F., s'il est une victime d'une crise économique qui perdure, n'appartient pas à la catégorie des "précaires" ou des "nouveaux pauvres". S'interrogeant sur le nombre des S.D.F. ne percevant pas le R.M.I., le rapport de la commission présidée par P. Vanlerenberghe insiste sur le fait que "la marginalisation de ces publics est telle qu'ils cessent très rapidement de percevoir le R.M.I. soit parce qu'ils s'excluent eux-mêmes du dispositif soit par manque d'offres d'insertion adaptées." 378 Dès lors, considérés comme marginaux, exclus d'une assistance qui se voudrait généralisée à tous, les S.D.F., par le désaveu qu'ils symbolisent, sont soigneusement distingués parmi les allocataires du R.M.I. comme l'étaient, en leurs temps, les vagabonds de la masse des pauvres.

Notes
359.

J.O., débats parlementaires, séance du 5 octobre 1988, p. 700.

360.

Idem p. 689.

361.

Voir supra, débats du Comité de mendicité.

362.

S. Paugam, "La dialectique de l'assistance", op. cit.

363.

C. Evin, J.O., op. cit., séance du 10 octobre1988, p. 719.

364.

J.M. Belorgey, "Lever les malentendus", in R. Castel , J.F. Laé, Le revenu minimum d'insertion: une dette sociale, L'Harmattan éd., 1992, p. 37.

365.

Voir supra, "Classes laborieuses, classes dangereuses".

366.

G. de Robien, J.O., op. cit., séance du 5 octobre 1988, p. 698.

367.

A. Thevenet et Coll., R.M.I.: Théorie et pratiques, Bayard éd., 1995, p. 277.

368.

Loi du 29 juillet 1998, Art. 80.

369.

Idem Art. 81.

370.

Ibid. Art. 82.

371.

Les C.L.I sont chargées d'émettre un avis pour le Préfet sur la mise en oeuvre et la pertinence de chaque contrat d'insertion et de se prononcer sur le renouvellement du R.M.I par périodes comprises entre trois mois et un an pour chaque bénéficiaire. Cette commission est composée d'élus, de professionnels du travail social et de représentants d'entreprise. La présence de ces derniers acteurs souligne le lien entre insertion et travail ou "l'insertion par l'économique". L'allocataire, absent de ces commissions, fait l'objet de discours mais ne peut en être l'énonciateur.

372.

I. Astier, Chronique d'une commission locale d'insertion", in J. Donzelot, op. cit., p. 78.

373.

Idem

374.

A. Pitrou et Coll, "Quelle insertion pour les "incasables"?", in Le R.M.I. à l'épreuve des faits, op. cit., p. 250.

375.

I. Astier, op. cit., p. 72.

376.

Idem p. 73.

377.

Réseau européen des associations de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, Lutter contre la pauvreté et l'exclusion en Europe: guide d'action et description des politiques sociales, Syros éd., 1996, p. 242.

378.

R.M.I. Le pari de l'insertion, (T.1), Rapport de la commission présidée par P.Vanlerenberghe, La Documentation française, 1992, p. 20.