SECTION V. CONCLUSION

L'ethos de la pauvreté élaboré par la chrétienté médiévale a donné aux pauvres une place spécifique au sein de la société. L'économie du salut, reposant sur un échange entre le riche et le pauvre, constitue la dynamique de la charité. Mais le fonctionnement de celle-ci était fondé sur les valeurs morales du pauvre qui se devait d'être souffrant et d'accepter son sort dans l'humilité. L'assistance distinguait, ainsi, les pauvres méritants de la masse haïe des usurpateurs et les débats de l'époque s'interrogeaient sur le pauvre valide, refusant d'obéir au précepte divin du labeur, et se préoccupaient de ne pas encourager l'oisiveté.

La valeur du travail, déjà visible, à cette époque, place l'homme à l'intérieur d'un réseau d'échanges profondément en lien avec l'appartenance territoriale à la commune ou à la paroisse mais aussi à celle, plus symbolique, sous-jacente dans la pratique du servage ou du "maimbour". L'errance de l'homme sans maître et sans travail fixe est porteuse de représentations négatives dans une société structurée par la place hiérarchique de chacun. Toutefois, il faudra attendre la période du Bas Moyen-Age et plus encore l'aube de l'époque classique pour que le vagabondage fasse réellement l'objet de mesures répressives.

La réforme de l'assistance aux pauvres reprendra la distinction entre les mendiants valides et invalides mais accentuera la répression sur le vagabondage. La détention par l'enfermement, l'appropriation par la stigmatisation, l'éloignement dans un espace circonscrit par la déportation ou les galères, et enfin, la mise à mort seront autant de mesures visant à fixer le corps indiscipliné et rebelle de l'errant et à y inscrire l'empreinte du joug social.

La période révolutionnaire ouvrira de nouveaux horizons en redéfinissant le rôle de l'Etat et la nature du contrat le liant au citoyen. L'échange des solidarités par le travail obligatoire, le calcul au plus juste de l'assistance et la nécessité de fixité territoriale baliseront, jusqu'à nos jours, les politiques en faveur des plus démunis.

Les vagues d'accalmie et de recrudescence dans la répression du vagabondage nous enjoignent à lire cette catégorie comme une construction, éloignée de la réalité des faits, donnant lieu à des représentations cristallisant les insécurités d'une époque. La période préindustrielle, notamment, n'a pu exister qu'en rivant l'homme à sa tâche et en transformant le vagabondage en un fléau, accentuant son ampleur et sa dangerosité. Le vagabond, par son errance, représente l'ennemi du contrat social et de l'unité. L'extinction de la catégorie, ou sa relégation dans des espaces moins prioritaires et moins répressifs, est le corollaire de l'avènement de la stabilité salariale. Néanmoins, ce profil du "mauvais pauvre" est encore perceptible que ce soit dans les débats des Commissions des années soixante ou dans ceux des commissions locales d'insertion. Les discours mettent en scène un homme isolé, inadapté, marginal, un contre-modèle social, mais aussi administratif puisque les nomenclatures l'utilisent en bornage extrême de la catégorie.

Distinguer entre les pauvres équivaut à discourir sur ces derniers, à les classifier et à les traiter différemment. Trois catégories sont ainsi construites, les pauvres invalides à secourir, les mendiants valides, refusant le travail ou suspectés de ne pas en chercher, enfin, les individus sans domicile et sans travail. Les représentations véhiculées sur ces derniers se déploient dans un espace normatif où le discours juridique s'entremêle au discours médical façonnant un maillage de pratiques de contrôle.

C'est ce quadrillage, enserrant le vagabond et le S.D.F., que nous allons maintenant étudier à la lueur des théories psychosociales formulées sur la déviance.