2. "L'évasion": une catégorie de la déviance

R. Merton 384 , chef de file du mouvement fonctionnaliste, a établi une typologie des actes déviants fondée sur la distinction de deux éléments constitutifs de la structure sociale: les buts culturellement valorisés et les moyens entendus comme l'ensemble des procédés normalisés pour atteindre ces buts. Selon l'auteur, la déviance se développe sur le terrain de l'anomie définie comme une tension entre buts et moyens.

La typologie construite envisage les différentes combinaisons possibles selon que les individus adhérent ou non aux buts culturels et aux moyens légaux pour les atteindre. Cinq modes d'adaptation sont recensés.

la "conformité", première catégorie, ne relève pas de la déviance car elle se définit à la fois par l'acceptation des buts et des moyens. "L'innovation", en revanche, se distingue par une adhésion aux buts mais un rejet des moyens légitimes et recouvre en général les vols, escroqueries, fraudes… Le "ritualisme" est défini par la sacralisation outrancière des moyens, associée à une indifférence au but (la rigidité du bureaucrate en est, d'après R. Merton, l'exemple type). La "rébellion" conjugue, dans son désir de remplacer l'ordre social, le refus et la substitution des moyens et des buts, il s'agit, en l'occurrence, de l'élaboration d'une contre-légitimité. Enfin, la dernière catégorie, "l'évasion", se caractérise à la fois par un refus des buts et des moyens et s'étend aux individus dont Merton nous dit qu'ils sont dans la société sans en être: "malades mentaux, hallucinés, parias, exilés, errants, vagabonds, clochards, ivrognes chroniques, drogués… Ces individus ont abandonné les buts prescrits et n'agissent pas selon les normes. Cela ne veut pas dire que, dans certains cas, l'origine de leur forme d'adaptation ne puisse pas se trouver précisément dans la structure sociale qu'ils ont rejetée, ni que le fait même de leur présence ne pose pas des problèmes aux autres membres de la société." 385

Plusieurs remarques s'imposent. D'une part, la classification des errants dans une catégorie extrême de la déviance refusant et les buts culturels et les moyens normalisés pour les atteindre. Cette position place ces individus dans un espace de déliaison totale, dans un hors-espace social en quelque sorte, qui les rend étrangers à la communauté. D'autre part, nous retrouvons la juxtaposition, dans la même catégorie, du malade mental, de l'errant et de l'individu soumis à des conduites addictives. Cette typologie est proche de celle construite par R. Lenoir sur les inadaptés sociaux et porte ainsi l'éclairage sur les failles individuelles. Enfin, la question du refus des buts et des moyens recoupe les études actuelles sur les S.D.F. La catégorie des "incasables" révèle la distance sociale existant entre les groupes touchant le R.M.I. et la difficulté, voire l'impossibilité, pour les pouvoirs publics, de réinsérer les individus désignés comme tels, ces derniers étant considérés comme trop éloignés des valeurs dominantes.

La position de F. Chobeaux, en reliant jeunesse, errance, polytoxicomanie s'inscrit, elle aussi, dans cette perspective et met l'accent sur la rupture sociale provoquée par un refus des buts culturels. Il en va de même pour les figures du "grand célibataire" et de "l'itinérant-errant". L'alcoolisme ou la toxicomanie, le manque de soins personnels, la délinquance occasionnelle et parfois la maladie mentale constituent un ensemble de facteurs qui placent le S.D.F. dans un rapport négatif aux normes sociales.

La typologie élaborée par R. Merton a souffert de critiques lui reprochant son caractère généraliste.

A. Cohen 386 en a résumé les faiblesses en trois points: l'oubli de la dynamique des interactions pourtant prépondérantes dans l'émergence de la déviance, l'absence du processus de la réaction sociale et, enfin, l'impasse sur le rapport entre déviance et identité. C'est sur cette base que se sont développées des directions de recherche portant sur les sous-cultures. En étudiant la relation entre délinquance et classes défavorisées, A. Cohen va substituer au modèle mertonien de l'anomie, la notion de sous-culture déviante. La sous-culture désigne, dans ce cadre, l'ensemble des valeurs et des normes partagées par un groupe spécifique autorisant la circulation des communications et des interactions. Dès lors, la conduite du délinquant est jugée normale par rapport aux valeurs de sa sous-culture. Selon l'auteur, différents systèmes de valeurs coexistent à l'intérieur d'une société et toute sous-culture comble un besoin que la culture dominante ne peut satisfaire. L'exemple de la délinquance juvénile dans les milieux populaires, objet d'étude de A. Cohen, suggère une tension entre les valeurs sociales dominantes et celles qui sont reconnues par les membres des classes défavorisées. Condamnés à l'échec, à l'humiliation, ces adolescents se retirent du jeu social en refusant les valeurs qui leur sont proposées et en créant une sous-culture spécifique. Cette sous-culture déviante est établie sous forme réactive et prend donc la forme d'un mode d'adaptation à une situation de disjonction et de tension.

L'existence d'une sous-culture spécifique aux S.D.F. a été avancée par certains chercheurs 387 . M. Bresson, en construisant une typologie déclinant la galère, la zone et la cloche s'appuie, particulièrement pour les "zonards", sur l'adaptation de l'individu à son milieu et l'adhésion à de nouvelles valeurs: la bonne connaissance des réseaux d'assistance mais aussi les rites, les codes et le vocabulaire spécifiques à ces groupes témoignent d'un fonctionnement normalisé à l'intérieur d'une sous-culture. P. Pichon développe, elle aussi, cette pensée. En étudiant les formes de la mendicité, l'auteur insiste sur le découpage des territoires mais aussi sur l'apprentissage des techniques. Dès lors, le sujet est placé en position dynamique d'adaptation à un monde jusque là inconnu qui passe notamment par l'apprentissage d'un rôle social nouveau.

Ces deux points de vue s'inscrivent dans la perspective travaillée par R. Cloward 388 . Pour ce dernier, la déviance est un ensemble de pratiques organisées et gouvernées par un système de valeurs imposant le respect de normes de conduites spécifiques. Reprenant la typologie de R. Merton, l'auteur différencie trois sous-cultures en insistant d'une part sur l'importance de l'environnement auquel l'individu est confronté et, d'autre part, sur l'apprentissage des valeurs et des compétences requises afin de tenir le rôle qui lui est octroyé. La première sous-culture est dite "criminelle": l'individu y est entouré par des pairs incarnant des modèles de réussite et chargés de lui inculquer les valeurs et normes en vigueur. Cette sous-culture codifiée et très organisée réprime fortement tout manquement aux normes fixées. La sous-culture "conflictuelle" regroupe des conduites désordonnées et agressives, non intégrées dans le système de valeurs conventionnel ou dans celui de la sous-culture criminelle. Elle émane d'une population jeune, déshéritée et habitant les taudis ou les quartiers à l'abandon. La dernière sous-culture déviante épouse les traits de "l'évasion". Les individus la composant sont, d'après l'auteur, en situation de "double échec": tout en convoitant des objectifs normalisés, ces derniers ne peuvent les atteindre ni par des moyens légitimes ni par des moyens illégitimes du fait de leur absence d'intégration dans l'une ou l'autre de ces catégories. L'exemple le plus éclairant est celui du toxicomane, ni citoyen ordinaire, ni délinquant.

A. Ogien 389 a mis en doute la validité d'une sous-culture de l'évasion. Reprenant l'exemple de la toxicomanie, il démontre que celle-ci, loin d'être simplement une pratique individuelle, s'insère dans un système très organisé et que le toxicomane, ne serait-ce que pour subvenir à ses besoins, entretient avec ses pairs des relations très étroites et bénéficie, dès lors, d'une intégration dans une micro-société spécifique. D'autre part, l'auteur énumère d'autres populations vivant cette situation de "double échec", notamment les chômeurs, les marginaux, les pauvres et les clochards. Ces derniers, d'après A. Ogien, adhèrent aux valeurs dominantes mais ne peuvent s'y conformer sans toutefois pénétrer les réseaux de la criminalité, ce qui n'empêche pas certains d'entre eux de commettre quelques larcins. Il faudrait alors élargir cette catégorie de l'évasion (comme l'avait d'ailleurs fait R. Merton), néanmoins cette désignation ne devrait s'appliquer, dans l'absolu, qu'à des individus étrangers à toute forme de sociabilité et l'auteur s'interroge, avec raison, sur la possibilité d'une telle réalité.

Les questions que pose la légitimité de la catégorie de l'évasion rejoignent nos interrogations sur l'exclusion. Nous en retiendrons la portée métaphorique et la nature d'un débat axé sur l'adhésion ou non aux valeurs dominantes. Une première lecture nous fait entrevoir une position théorique centrée sur l'absence de réseaux de socialité et sur une identité sociale fortement perturbée. La deuxième grille insiste sur la présence d'une sous-culture dans laquelle l'individu à la rue fait l'apprentissage d'un rôle social, adopte des modes de survie et adhère à des valeurs qui ne sont pas celles de la société.

En définitive, le débat général s'attarde sur la nature des infractions commises, construisant les catégories de la déviance et ordonnant la typologie. Si les modes d'adaptation de l'individu à sa situation sociale sont pris en compte, les recherches effectuées sur les interactions se restreignent, néanmoins, à l'espace des catégories et font l'impasse sur les relations pouvant exister entre sous-cultures ou bien entre sous-cultures et culture dominante, séparant ainsi radicalement le déviant de la structure sociale.

Afin d'élargir la réflexion, il convient de se décentrer de la seule figure du déviant, de l'extirper du cloisonnement catégoriel et de le placer au cœur même du social. Pour cela, il nous faut interroger les processus qui président à sa désignation et à sa construction et entendre la perspective interactionniste.

Notes
384.

R. Merton, Eléments de théorie et de méthode sociologique, Plon éd. (1957), 1965.

385.

Idem p. 186.

386.

A. Cohen, La déviance, (1966), Duculot éd., 1971.

387.

Voir supra

388.

La théorie de R. Cloward sur la structure des occasions est présentée par A. Ogien, Sociologie
de la déviance, A. Colin éd., 1995.

389.

A. Ogien, op. cit.