3. Perspective interactionniste

Au courant positiviste, définissant la déviance comme une réalité objective et recherchant les causes des comportements individuels déviants, s'est opposée l'approche interactionniste. Le précurseur de ce que l'on appellera le second courant de l'Ecole de Chicago en est G.H. Mead. Ce dernier considère que le comportement social est à l'origine de la conscience individuelle qui résulte des interactions se manifestant dans des conduites symboliques telles le langage et le jeu contribuant à la création du soi, de l'identité sociale. "Le soi se développe comme résultat des relations que le sujet noue avec la totalité des processus sociaux et des individus qui s'y trouvent engagés." 390 Le soi est donc le résultat des interactions entre un sujet et son environnement et va se composer de deux entités qui sont le moi (ensemble des attitudes provoquées par l'extérieur) et le je (somme des réponses de l'individu à cet autrui généralisé).

Reprenant cette thèse sur la construction sociale de l'identité par l'apprentissage de rôles sociaux, H. Blumer crée le terme d'interactionnisme symbolique en insistant sur l'importance de la conversation par laquelle se construisent des significations partagées. La conversation avec autrui s'étend, dans cette perspective, à une conversation avec soi-même et avec la société intériorisée par l'individu permettant à ce dernier d'agir de manière appropriée. Ainsi, l'approche interactionniste met l'accent sur l'apprentissage des rôles sociaux et sur une porosité entre l'individu et le social.

H.S. Becker va s'inscrire dans ce courant en considérant la déviance comme le "produit d'une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme" 391 . C'est ici l'aspect construit de la déviance qui prime. Celle-ci est en effet considérée comme une propriété non pas du comportement lui-même mais de l'interaction entre la personne qui commet l'acte et celles qui réagissent à cet acte, c'est donc un mode de réaction sociale spécifique qui constitue la particularité de la déviance.

Dès lors, la perspective interactionniste s'intéressera moins aux caractéristiques des déviants qu'au processus au terme duquel ces derniers sont étiquetés comme déviants ainsi qu'à la manière dont ces individus réagissent à cette stigmatisation.

L'étiquetage de déviant crée un statut spécifique et entraîne une réorganisation des identités individuelles en fonction de ce rôle de déviant qui est assigné. C'est cette redéfinition identitaire de soi comme déviant que H.S. Becker souligne quand il étudie les formes de la "carrière déviante". L'individu, désigné comme déviant, intériorise cette identité et adopte en retour un comportement se conformant à cette désignation.

La théorie interactionniste considère la déviance comme une désignation sociale apposée sur l'individu au terme d'un processus de stigmatisation. Ce courant distingue trois niveaux d'interaction rendant possible l'étiquetage: le niveau interpersonnel de l'entourage et de l'environnement immédiat, le niveau de l'application des règles par les appareils institutionnels de la réaction sociale et enfin le niveau même de l'élaboration des règles sociales et notamment de la loi.

La perspective interactionniste a permis d'élargir les recherches en criminologie axées jusqu'alors sur la personnalité et les causes du comportement du délinquant. L'étude des processus de passage à l'acte a été, depuis, prise en compte, toutefois si l'idée de processus éclaire le cas de la déviance secondaire due à l'intériorisation d'une identité déviante, celle-ci n'explique pas l'acte initial déviant appelant la réaction sociale. Le phénomène de la récidive, par le rôle que les institutions répressives peuvent jouer dans la réitération des infractions, a aussi bénéficié de l'approche interactionniste, néanmoins les limites en ont aussi été posées car tous les individus stigmatisés ne récidivent pas. Malgré ces restrictions, ce courant de recherche, en plaçant la déviance dans une perspective constructiviste, a autorisé une réflexion plus large sur le rôle de la société et de ses institutions dans la fabrication même de la déviance ainsi que dans les processus de désignation du déviant. Par là, elle a réinscrit l'individu au cœur du social et a insisté sur la réciprocité de leurs échanges.

Notes
390.

G.H. Mead, L'Esprit, le Soi et la Société, (1934), P.U.F. éd., 1963, p. 115.

391.

H.S. Becker, op. cit., p. 33.