4. Stigmatisation et réaction sociale

La stigmatisation, ou l'attribution de caractéristiques particulières à un individu, est le processus qui donne naissance à des identités déviantes. Elle permet, non seulement, de visualiser l'opposition entre comportements déviants et comportements normalisés mais aussi d'identifier les déviants et d'accroître ainsi leur visibilité.

Les croix jaunes cousues sur les vêtements du pauvre à l'époque médiévale autorisaient la catégorisation de ces derniers et la mise en oeuvre de pratiques d'assistance spécifiques. Les marques d'infamie épousant les formes d'une singularité physique, telles les brûlures au front pour les mendiants valides ou les membres amputés pour les voleurs, assignaient l'individu qui en était porteur à une identité déviante perpétuelle.

Si le stigmate se traduit ici par une violence du pouvoir empruntant les voies de la possession du corps et de sa manipulation sociale, il peut aussi s'inscrire en tant que différence propre à l'individu. Le manque d'hygiène, la tenue négligée, froissée, démodée d'un homme fréquentant les "vestiaires", les traits du visage marqués et fatigués par la vie dans la rue sont les premiers signes visuels définissant le S.D.F.

Cette constellation d'éléments entraîne une catégorisation immédiate de l'individu rencontré en même temps qu'elle le discrédite. En émulant des stéréotypes associés à ces signes, c'est tout un réseau de représentations qui se trouve être activé mais aussi une grille de comportements possibles: détourner le regard, éviter la rencontre, se préparer, au contraire, à être abordé, donner une pièce ou non…

Cette désignation ne s'arrête pas à ce premier niveau d'interaction qui est celui de l'environnement immédiat de l'individu stigmatisé, elle se prolonge, comme l'avait noté la perspective interactionniste, jusque dans les appareils institutionnels. Les signes physiques sont les indices tangibles à l'origine d'une prise en charge par le S.A.M.U. social (baptisé Veille Sociale dans certaines villes) qui, sillonnant les rues, va repérer l'individu par les attributs qu'il supporte et lui proposer une aide. On retrouve ce même procédé de reconnaissance dans le fonctionnement de "la brigade des bleus" parisienne, ramassant, le plus souvent sans leur consentement et de manière coercitive, les clochards et les S.D.F. les plus désocialisés afin de les conduire à la "Maison de Nanterre" où ces derniers sont douchés, épouillés et restaurés.

Mais le stigmate n'opère pas uniquement sur des signes physiques. L'absence de domicile, et cela même si l'individu possède une adresse dans un centre d'hébergement, est le critère par lequel va se construire une identité disqualifiée et déviante. Le discours administratif, en construisant la catégorie des "incasables" sur cette variable précise, fonctionne sur ce processus de stigmatisation et va proposer des solutions, ou plutôt va souligner l'absence de solutions possibles, en s'appuyant justement sur cet attribut qui définit dans ce cas précis l'individu mais aussi les pratiques sociales dont il fait l'objet.

La fonction du stigmate, on le voit, permet la désignation de l'individu comme déviant ainsi que sa visualisation au sein du corps social, que cette dernière soit effective dans l'environnement immédiat ou métaphorique dans le fonctionnement administratif. Ce phénomène appelle des modalités de prise en charge de l'individu désigné comme déviant prenant les traits de la sanction ou de la réadaptation, bref différents traitements ayant pour but de neutraliser l'individu et de le normaliser. Dans ce cadre, la stigmatisation prend une fonction de contrôle social.

Mais un autre effet du stigmate réside dans le rétrécissement de tous les autres attributs de l'homme 392 . L'étiquette de déviant apposée sur l'individu va déterminer l'identité de ce dernier dont l'essence principale sera d'être déviant. La désignation par le sigle S.D.F. s'entend, nous semble-t-il, de cette façon. L'identité de l'homme est réduite, d'une part, à des initiales et donc à des bribes de langage et, d'autre part, à un manque, en l'occurrence celui du domicile fixe. Peu importe ici la profession de l'individu, sa situation familiale, sa nationalité… Bien plus, nous avons relevé, lors de l'analyse des Index analytiques du journal le Monde, l'appellation des "sans" qui transforme l'individu en une incarnation vivante de ce manque, définissant sur le mode du vide un être en négatif.

Mais cet étiquetage se prolonge encore. En effet, une fois qu'un processus de stigmatisation est amorcé, d'autres connotations péjoratives viennent se greffer. Dès lors, le stigmate fonctionne, à l'instar du langage, sur le mode des constellations associatives: "(…) Quand quelqu'un a été banni de la communauté, il doit être rendu aussi différent que possible (…) et le processus de stigmatisation accumule sur lui, l'une après l'autre, les épithètes diffamatoires afin de rendre sa ségrégation vraiment évidente." 393 La maladie mentale, l'alcoolisme, la polytoxicomanie, le désir d'évasion sont les éléments corollaires à la question S.D.F. et viennent compléter les discours. Nous rejoignons ici une représentation d'autrui construite sur le mode de l'altérité radicale et le stigmate va opérer sur cette dynamique de la différence. Il y a, dans le déviant, du "pas comme nous" 394 et il s'agit, par l'entremise du stigmate, d'établir les catégories du "même" et du "différent" et d'amplifier ces différences afin d'isoler le déviant dans sa singularité.

Notes
392.

S. Shoham, "Etude d'un cas de stigmate: J. Genet", in D. Szabo, Déviance et criminalité, A. Colin éd., 1970, pp. 275-305.

393.

Idem p. 291.

394.

G. Aubert, "Le crime entre déviances et normes", XXXIièmes Rencontres internationales de Genève, Normes et déviances, Neuchâtel, La Baconnière éd., 1987, pp. 263-309.