5. Le poids du contrôle social

E. Durkheim 395 fut un des premiers auteurs à constater la permanence du crime dans toutes les sociétés. Cette universalité de la déviance s'accompagne d'une relativité. La déviance est, en effet, le reflet d'un système normatif propre à chaque société et les actes répréhensibles dans l'une ne le sont pas nécessairement dans une autre. Pour l'auteur, le crime est normal et même nécessaire car il initie le changement social. Dans certains cas, il favorise la cohésion du groupe normalisé en canalisant l'agressivité vers un ennemi, comme c'est le cas dans le phénomène du bouc émissaire. Il peut même unifier un groupe dans sa volonté de réintégrer coûte que coûte le déviant par différents procédés de normalisation et de contrôle social.

Le contrôle social est défini généralement comme l'ensemble des dispositifs qui fixent les conduites. Ces dispositifs peuvent prendre la forme de règles, de sanctions mais recouvrent aussi les domaines de l'éducation et de la socialisation. Ainsi, le contrôle social, comme l'avait souligné E. Durkheim 396 , ne peut être réduit à un pur déterminisme externe. L'intériorisation des normes pousse l'individu vers la conformité et l'adhésion aux valeurs dominantes.

Dans une perspective plus critique, le contrôle social correspond à une ensemble de pratiques de pouvoir garantissant l'ordre social et la domination de certaines couches de population au sein de cet ordre. Les pratiques instituées par le contrôle social, servent dans ce cadre, à une hiérarchisation des populations et à la reproduction de la domination d'une classe.

M. Foucault, en travaillant sur les rapports existants entre le pouvoir et le savoir, est sans doute le représentant le plus connu de ce courant. Dans cette perspective, le savoir justifie un rapport de domination. En étudiant les formes de la société disciplinaire ou ce qu'il appelle "l'ordre punitif", l'auteur révèle le passage de la loi à la norme qui va entraîner l'apparition d'un ensemble d'institutions ayant pour vocation de corriger ou de moraliser l'individu déviant: " (…) nous sommes dans la société du professeur-juge, du médecin-juge, de l'éducateur-juge, du "travailleur-social" juge; tous font régner l'universalité du normatif." 397

Ce champ d'étude a été prolongé par de nombreux auteurs et, plus particulièrement, par R. Castel 398 . En travaillant sur l'institution, garante de l'ordre public, l'auteur étudie les mécanismes de contrôle et l'assujettissement des populations par la médecine et la psychiatrie. La tutelle exercée sur les individus par les institutions et les professionnels contribue à reproduire une domination et à étendre le contrôle social à toutes les formes possibles de l'anormalité.

Ce courant de recherche a pris pour objet le deuxième niveau d'interactions rendant possible l'étiquetage tel que l'avait formulé la théorie interactionniste. Ce niveau est celui de l'application des règles par les appareils institutionnels de la réaction sociale. Cette dernière recouvre ici les institutions et les pratiques de contrôle qui se trouvent être à l'origine de la déviance. Dès lors, l'individu déviant n'est qu'une production sociale n'existant pas en dehors de ces pratiques. Toutefois, l'interactionnisme symbolique n'avait pas développé un modèle théorique axé sur la domination des populations et les pratiques institutionnelles semblaient jouer un rôle plus mécanique (dans l'application de la sanction par exemple) que constitutif d'un dispositif ou d'une matrice spécifique d'assujettissement et de domination.

Cette réflexion va déboucher, tout naturellement, sur une préoccupation que les interactionnistes avaient placée au cœur du troisième niveau de l'étiquetage, celle de l'élaboration des règles sociales et de la loi. C'est en effet de la légitimité des normes qui définissent la déviance dont il est question et d'une interrogation sur les discours qui, à travers le temps, construisent l'individu comme déviant, anormal ou malade.

Cette question de la légitimité des normes fait l'objet de travaux originaux menés par Y. Barel 399 . Pour cet auteur, les pratiques mises en oeuvre tentent moins de contrôler les déviants sociaux que de maîtriser les pulsions collectives de la majorité. Dans ce cadre, c'est le groupe entier qui est objet de contrôle et de régulations par l'intermédiaire des institutions chargées de normaliser les déviants. Ainsi, ces derniers individus sont désignés, à l'ensemble du groupe, comme mauvais exemple à ne pas suivre. Le discours juridique s'inscrit lui-même dans ce courant quand il rappelle la fonction de dissuasion ou de prévention de la peine. Prévenir les passages à l'acte potentiels nécessite des peines exemplaires. A. de Tocqueville écrivait que "(…) le premier objet de la peine n'est pas de réformer le condamné, mais bien de donner dans la société un exemple utile et moral." 400 En rappelant à tous les interdits, la peine agit sur la cohésion sociale en la renforçant. Dès lors, l'ensemble des dispositifs de contrôle quadrillant l'espace social, loin d'agir uniquement sur les déviants, tenterait d'imposer à tous un modèle comportemental normalisé.

Notes
395.

E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, op. cit.

396.

E. Durkheim, L'éducation morale, (1935), P.U.F. éd., 1974.

397.

M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard éd., 1975, p. 311.

398.

R. Castel, Le psychanalysme, Maspéro éd., 1973.

399.

Y. Barel, La marginalité sociale, op. cit.

400.

A. de Tocqueville, Ecrits sur les systèmes pénitentiaires en France et en Amérique, (1831), Vol. I., Gallimard éd., 1985, p. 67.