SECTION II. Cadres juridiques du vagabondage et de la mendicité

1. La notion d'état dangereux

Le droit place des bornes et trace des limites. En suivant M. Delmas-Marty 401 , on peut dire que la culpabilité est au cœur du droit pénal. C'est parce qu'il a commis une faute, en transgressant un interdit, que le criminel est puni et c'est ce lien entre culpabilité et punition qui donne à l'interdit pénal sa force symbolique. Mais la peine dépasse la simple culpabilité et le droit pénal ne s'applique pas uniquement comme sanction d'une transgression.

En forgeant la notion de "dégradation", reprise plus tard par la criminologie sous la forme du concept d'état dangereux, les rédacteurs du premier Code pénal ont tenté de protéger la société par la mise à l'écart d'individus jugés comme non conformes à la normalité. Ce courant sera prolongé par le mouvement de la défense sociale qui prônera des mesures de prévention et de réadaptation du délinquant.

Le concept d'état dangereux (formulé aussi sous les termes de témébilité, périculosité ou encore redoutabilité) a été forgé par l'école positiviste et plus particulièrement par Garofalo, magistrat italien, fortement influencé par les thèses de C. Lombroso. On retrouve les prémices de cette notion chez J. Bentham avec l'idée "d'alarme" sociale et plus encore dans la loi du 30 juin 1838 conférant au préfet le pouvoir d'ordonner le placement de toute personne dont l'état mental compromettrait l'ordre public et la sûreté des personnes. L'état dangereux pointe le péril ou le risque qu'encourt une société et peut être défini comme la très grande probabilité qu'un individu commette un délit. Cette notion repose sur deux postulats: d'une part le déterminisme à l'œuvre dans le comportement criminel, d'autre part les fonctions utilitaires de la peine qui se doit d'être réadaptation et non pas uniquement sanction ou, pire, vengeance sociale. Deux éléments sont constitutifs de cet état, premièrement, la capacité criminelle qui désigne "la perversité constante et agissante de l'agent et la quantité de mal qu'on peut redouter de sa part" 402 , deuxièmement l'adaptabilité de l'individu à son milieu. Ces éléments combinés donnent l"indice de dangerosité". Deux formes d'état sont habituellement distinguées: l'état dangereux permanent ou chronique défini comme une "modalité psychologique et morale dont le caractère est d'être antisocial" 403 et l'état dangereux de crise.

Cette notion, sur laquelle s'est construite la criminologie, a permis le pontage entre les discours juridiques et médicaux, plus particulièrement psychiatriques. Comme l'indique M. Foucault, l'individu dangereux "n'est ni exactement malade ni à proprement parler criminel" 404 . La réaction sociale au crime va s'élaborer de façon homogène selon deux pôles articulés l'un à l'autre formant un réseau continu d'institutions médico-judiciaires autorisant un quadrillage de pratiques ayant pour but de neutraliser l'individu et de le normaliser. Dès lors, le traitement des individus criminels ou le repérage des potentialités criminogènes se substituera à l'infamie et à la douleur de la peine. Enfin, la démarche va s'écarter du délit ou du crime commis pour s'orienter vers le comportement déviant dans sa globalité, indice d'une dangerosité latente.

Le concept d'état dangereux a fait l'objet de nombreuses critiques. L'absence de méthodes susceptibles d'établir avec certitude cet état en est, sans doute, la plus importante mais le courant interactionniste a aussi dénoncé la dimension normative d'un tel concept et sa portée toute relative puisque dépendante de la législation de chaque pays.

Toutefois, cette conception n'a pas été abolie et la neutralisation de l'état dangereux se lit, en filigrane, dans les textes du Code pénal sanctionnant jusqu'en 1994 le vagabondage. Plus proche de nous, cette préoccupation est à l'origine des arrêtes anti-mendicité qui tentent d'éradiquer la résurgence de ces figures lointaines de l'insécurité que sont le vagabond et le mendiant.

Notes
401.

M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Seuil éd., 1994, p. 19.

402.

R. Gassin, Criminologie, Précis Dalloz, 1990, p. 648.

403.

R. Vienne, "Considérations sur la psychologie, l'origine de l'état dangereux et les facteurs de réadaptation des multirécidivistes", Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1957, pp. 53-63.

404.

M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Gallimard éd., 1999.