2. La qualification d'un délit

A. La répression du vagabondage

Dans le Code pénal, l'incrimination du vagabondage et de la mendicité appartient au registre de la sécurité publique et à la section "association de malfaiteurs, vagabondage et mendicité".

La sécurité publique est définie comme la situation dans laquelle se trouve une société lorsqu'elle est à l'abri de troubles nés de la commission d'actes délictueux. Si le droit pénal assure la protection de la sécurité publique, on considère que celle-ci "(…) résulte de façon préventive de réglementations assorties de sanctions répressives concernant certaines catégories de personnes dont le statut ou plus encore le mode de vie peut être plus ou moins gravement générateur de troubles pour la collectivité, ainsi en va-t-il des étrangers, des nomades, des vagabonds et des mendiants (…)" 405

La sécurité publique est, dès lors, la situation vers laquelle tend l'ensemble des dispositions qui ont pour but de neutraliser ou d'éliminer le potentiel dangereux de certains individus. Le vagabondage est ici moins incriminé comme délit ponctuel que mode de vie jugé criminogène car situé en dehors des valeurs traditionnelles. Ainsi, l'arsenal juridique s'est construit sur des mesures ante delictum déclenchées par l'état dangereux de l'individu.

Après avoir affirmé dans l'article 269, le délit de vagabondage (les textes sont présentés en Annexe 2), l'article 270 en donne la définition: "les vagabonds ou gens sans-aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain, ni moyens de subsistance et qui n'exercent habituellement ni métier ni profession."

On retrouve ici les trois éléments majeurs qui ont défini, dès l'Ancien Régime, la réglementation du vagabondage nous indiquant en creux la pérennité des valeurs dominantes que sont l'appartenance à un réseau social par le travail fixe et l'inscription territoriale. La notion d'aveu reste prépondérante et insiste sur l'absence de garant mais aussi de garantie et donc sur la non-reconnaissance sociale du vagabond. Le domicile doit être certain et correspond à une habitation effective, notoire et ayant une continuité dans le temps. Ainsi, l'hébergement chez des amis ne protège pas de la qualification du délit. L'intéressé doit, en outre, justifier de ressources suffisantes et de nature avouable. Toutefois la jurisprudence semble avoir souffert d'hésitations constantes: si les sommes gagnées au jeu ont parfois évité la qualification du délit 406 , certains jugements ont refusé de voir dans les allocations chômage ou la mendicité 407 une source de revenus avouable et suffisante. Il n'y a pas de délit de vagabondage si l'individu, au moment de son arrestation, a un métier et même si ce dernier se trouve sans travail. Sont incriminées ici, l'oisiveté systématique et les petites activités journalières c'est-à-dire l'absence de régularité dans le travail.

Concernant les personnes sortant de prison, c'est au juge de décider si la recherche de travail est effective ou si la personne entretient manifestement une situation oisive.

A défaut de preuves ou d'actes, le cadre juridique se déploie dans l'espace du doute et de l'évaluation de la moralité de l'individu. C'est autour de l'intention délictueuse c'est-à-dire du choix délibéré d'un mode de vie déviant que s'articule le jugement même si cette intention n'est pas explicitement formulée dans les textes. La qualification du délit fonctionne, en effet, sur le mode négatif, c'est donc au prévenu qu'il incombe de prouver sa bonne foi ou de démontrer le défaut d'intention en invoquant par exemple une infirmité ou son grand âge l'empêchant de travailler ou bien encore l'impossibilité de trouver un travail en raison de la crise économique. On renoue ici avec la traditionnelle séparation opposant mendiants valides et invalides et le prévenu doit se dégager, s'il désire la clémence des juges, de la catégorie des mauvais pauvres. Cette intention délictueuse constitue en quelque sorte un délit moral de fainéantise ou d'oisiveté qui place l'individu dans une position de coupable, accusé de ne pas fonctionner selon les normes de la réciprocité envers l'Etat ou la société.

L'article 271 est consacré à la peine qui s'échelonne de trois à six mois d'emprisonnement. Des mesures administratives telle la surveillance par la Haute Police pendant une durée de cinq à dix ans (devenue en 1885 l'interdiction de séjour) étaient appliquées. Ces mesures prévoyaient la relégation pour les vagabonds "incorrigibles" ayant encouru au moins cinq condamnations. Elles ont été supprimées en 1955 suite à la recomposition du paysage de l'assistance et à l'accueil des vagabonds dans les centres d'hébergement. Nous savons que, depuis 1959, le juge d'application des peines oriente les vagabonds aptes à un reclassement dans les centres d'hébergement et de réadaptation. Le réseau d'institutions médico-judiciaires s'est ainsi développé sur les versants de la répression, de l'assistance et de la normalisation du vagabondage considéré dans les textes non pas comme un acte délictueux mais comme un état qualifiant un individu perçu comme dangereux. La démarche s'éloigne donc de l'interdiction de séjour, forme moderne de la mise au ban ou de la déportation de l'Ancien Régime, pour s'orienter vers le contrôle du corps de l'errant et son inclusion dans un système qui aura pour tâche de le réadapter et de le rééduquer pour peu que celui-ci en montre une certaine aptitude.

Cette inclusion sociale du vagabond se retrouve dans l'article 273 qui renoue ici avec la législation de l'Ancien régime insistant sur l'appartenance territoriale de l'errant. Le vagabond, peut être, en effet, réclamé et cela même après jugement par sa commune d'origine ou par un citoyen solvable le cautionnant. La figure de la garantie réapparaît ici et le délit de vagabondage disparaît si un tiers accepte de reconnaître au sens plein du terme l'individu en "l'avouant", et donc en le réinscrivant dans la communauté des hommes. En filigrane, ce texte indique que l'errant ne saurait être un homme sans liens et que celui-ci, qu'il le veuille ou non, appartient bien à un lieu. Toutefois, si l'on en croit R. Merle et A. Vitu 408 , cette mesure ne semble jamais avoir été appliquée. Il faut croire ici que le vagabond ayant quitté sa commune de naissance a été oublié ou radié de celle-ci et que son errance l'inscrit comme étranger à tout lieu et lien social.

Notes
405.

R. Merle, A. Vitu, Traité de droit criminel, Cujas éd., 1981, p. 160.

406.

Chambéry, 27 décembre 1888.

407.

Annecy, 8 octobre 1892 et Nancy, 24 octobre 1904.

408.

R. Merle, A. Vitu, op. cit., p. 174.