SECTION III. L'ERRANCE PSYCHIATRISEE

Selon R. Castel 432 , l'acte fondateur de P. Pinel se trouve moins dans la libération des aliénés enchaînés que dans l'organisation de l'espace hospitalier. A la fin du XVIIIième siècle, les catégories mêlées du grand renfermement sont redéployées. La nouvelle classification de l'espace institutionnel s'accompagne de l'ordonnancement nosographique des maladies mentales et du traitement moral de l'individu reconnu comme déviant. Ce quadrillage fournira le terreau d'éclosion du mouvement hygiéniste, ensemble de savoirs et de dispositifs mis en oeuvre par la classe politique se nourrissant des connaissances des médecins. Le contrôle des masses laborieuses, des couches les plus pauvres de la population, appartient au registre du médico-social. Déjà, sous l'Ancien Régime, la Société Royale de Médecine avait pour fonction d'éduquer le peuple aux rudiments de l'hygiène. La période post-révolutionnaire érigera le médecin en surveillant de la morale et de la santé publique et développera tout un ensemble de discours et de pratiques que M. Foucault a analysé comme forme d'un bio-pouvoir, intégré au politique administrant et contrôlant les corps. Le "corps-machine" des prolétaires dont on doit tirer le meilleur profit, toujours à la frontière du "corps vicié" des classes dangereuses que l'autorité médicale a pour mission de neutraliser. La classe bourgeoise dominante à laquelle appartiennent les médecins met en place un continuum de pratiques de reproduction du pouvoir, ciblant les classes populaires afin de les contrôler et, par là, mieux les asservir. La surveillance de la santé, de l'hygiène, de l'alimentation et la lutte contre l'alcoolisme formera le premier mode de cette moralisation des masses. Elle s'étendra à l'habitat et au foyer par la prescription de rôles dévolus aux épouses et aux mères concernant l'éducation des enfants, futurs travailleurs. Elle s'immiscera dans l'intimité des corps en ordonnant les pratiques sexuelles et en bannissant tout plaisir hors de la reproduction biologique. La moralisation des masses sera aussi l'affaire des aliénistes et la médecine mentale épaulera le pouvoir dans cette vaste tâche. D. Esquirol sera d'ailleurs nommé en 1822 président du Conseil de salubrité de la Seine. La discipline, le travail, la morale, la prison et la pratique de l'internement psychiatrique seront les outils mis au service de ce mouvement.

La pratique de l'internement coïncide, d'après M. Foucault, avec le moment où "la folie est perçue, non plus comme un jugement perturbé mais comme un trouble dans la manière d'agir par rapport à une conduite entendue comme régulière et normale" 433 . L'asile, en ce début de XIXième siècle devient ainsi un lieu d'affrontement entre la volonté troublée de la folie et ses passions perverties devenues vices, et la volonté droite du médecin qui a pour tâche, dans ce face à face insensé fait de luttes et de domination, de normaliser ses patients. L'hôpital sera le lieu de la nosographie et de la classification, il deviendra le cadre dans lequel le médecin fera apparaître cette folie dans sa vérité en lui donnant sa visibilité par les nomenclatures et en la dominant par son savoir.

On comprend alors aisément la réaction sociale au vagabondage et les pratiques qui vont peser sur l'errance au XIXième siècle. Les cadres juridiques, médicaux et psychiatriques vont s'emparer de la figure du vagabond représentant l'antithèse de la norme, il deviendra par là l'idéal type du négatif. Celui-ci, mouvant et désordonné dans un corps mobile et rebelle, sera figé dans la nosographie psychiatrique. Cette société pré-capitaliste qui impose la discipline des horaires et des cadences, la mécanisation des esprits et des corps, rejettera violemment le vagabond, représenté comme un ennemi à éradiquer, un résidu compromettant un ordre social en marche et "le monde ouvrier ne sera vraiment codifié, aseptisé que lorsque aura disparu du corps social, mieux encore, des tendances intimes de l'ouvrier, cette potentialité d'errance, d'insubordination inscrite dans sa nature." 434

Mais l'errance, incarnant ce désordre social, est aussi liée à l'irrationalité bousculant un monde réglé et ordonné et rejoint les grandes classifications de la folie. La confusion entre errance et folie n'est d'ailleurs pas nouvelle, M. Foucault la relève dès la fin du XVIIIième siècle, "quand on parlera maintenant d'un homme fou, on désigne celui qui a quitté la terre de sa vérité immédiate et qui s'est lui-même perdu" 435 . Le langage, vecteur de nos représentations, définit l'aliénation comme le fait de perdre la raison mais aussi, dans un deuxième sens, de devenir étranger à quelque chose ou à quelqu'un et de s'en éloigner. Le vagabond, marchant sur les chemins ou errant dans la ville, incarne cette altérité lointaine extérieure au corps social. Les discours et les pratiques seront ainsi balisés dans un champ du possible alimenté par une matrice de pensée entremêlant pathologies sociale et mentale. Etudier à la loupe le vagabond et le rendre transparent sera la condition de son éradication.

Notes
432.

R. Castel, L'ordre psychiatrique. L'âge d'or de l'aliénisme, Minuit éd., 1976.

433.

M. Foucault, Résumé des cours. 1970-1982, Julliard éd., 1989, p. 56.

434.

J.Cl. Beaune, Le vagabond et la machine. Essai sur l'automatisme ambulatoire. Médecine, technique et société. 1810-1910, Champ Vallon éd., 1983, p. 15.

435.

M. Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, op. cit., p. 400.