1. Le vagabond: modèle de la dégénérescence

Dès 1838, Esquirol inscrit le vagabondage dans la nosographie des maladies mentales, plus particulièrement à la rubrique des monomanies qualifiant les délires partiels dans lesquels le malade conserve toutefois une lucidité globale. Mais c'est le modèle de la dégénérescence, élaboré en 1857 par B.A. Morel 436 , qui va participer à la médicalisation de l'errance. L'auteur recherche la loi gouvernant l'évolution des maladies mentales et les explique par la transmission héréditaire des caractères pathogènes. Cette théorie reconnaît une prédisposition héritée créant une aptitude générale aux troubles mentaux par l'existence de "stigmates dégénératifs" touchant tous les membres d'une même famille. L'alcoolisme, la sous-alimentation, les mœurs dissolues seront autant de tares colportées et amplifiées de génération en génération. Les classes populaires et, à leurs frontières labiles, les classes dangereuses forment le lieu privilégié où s'exprime cette dégénérescence.

Le vagabond est ainsi considéré par l'auteur comme un être incohérent, excentrique et d'une profonde immoralité. La pathologie mentale mais aussi physique s'enchevêtre aux simples défauts ou aux catégories élémentaires de la moralité et cette confusion va donner naissance au thème de la prédisposition constitutionnelle.

Profondément taré, porteur d'une pathologie fatale et chronique, le vagabond pose la question de sa propre réinsertion. Pauvre, malade mental, criminel, tous les attributs lui conviennent et dessinent le profil de l'individu dangereux. A la frontière des pratiques psychiatriques et juridiques, tantôt fou, tantôt délinquant, il faudra trier et répertorier les cas afin de "distinguer entre le vice et la misère" 437 prolongeant ainsi les différences ancestrales entre les pauvres. Le modèle médical de la casuistique signera la fin des bandes de vagabonds apparentés aux brigands semant la terreur dans les campagnes. L'errant, citadin ou rural, est dorénavant un homme exclusivement seul et cette solitude pathologique associée à son errance feront de lui un "extra-social" 438 hors d'un monde normé et ordonné par la science et la mécanisation. L'enfermement carcéral ou psychiatrique sera, dès lors, entendu comme la seule réponse possible permettant la paix sociale. A cet égard, quelques années plus tôt (en 1839), l'auteur britannique du Livre du meurtre 439 proposa une méthode plus radicale, celle d'asphyxier les jeunes enfants des classes dangereuses condamnés inéluctablement au meurtre et donc à l'échafaud. L'idée d'une mise à mort anticipée de l'individu dégénéré et programmé pour le mal reviendra périodiquement au cours de l'histoire, sous la forme de l'eugénisme ou de la stérilisation forcée, et les médecins n'omettront pas dans leur liste les individus décrits comme asociaux et vagabonds.

Le thème de la dégénérescence alimentera jusqu'à la fin du XIXième siècle les discours médicaux, sociaux et juridiques. Les avancées de C. Darwin expliquant le mécanisme de l'évolution comme un progrès continu impliquant la variété, loin de détruire ce premier modèle, l'enrichiront. B.A. Morel ne niait pas la variété dans la descendance, les pères alcooliques engendraient des fils épileptiques ou convulsifs, eux mêmes donnant vie à des enfants hystériques, instables, arriérés ou vagabonds mais l'auteur n'expliquait pas cette variété. C. Darwin, en conservant l'idée d'une continuité, ramène le hasard de la variation à une loi scientifique, à un ordre cohérent. Cette théorie s'intègre parfaitement dans la mentalité d'ordonnancement de l'époque et la renforce. Bien plus, elle ne pouvait qu'éclore dans cette épistémé très particulière s'appliquant au bio-social régulant les corps et les âmes. Les théories scientifiques et les pratiques qui les prolongent sont elles-mêmes intriquées dans des cadres de pensée balisant les possibilités de leurs propres formulations.

Plusieurs auteurs 440 soulignent la concordance entre la période de l'âge d'or de la psychiatrie classique et la volonté farouche d'éradiquer le vagabond. M. Perrot 441 rapporte pour la seule année 1890, 20 000 poursuites judiciaires et 50 000 arrestations pour délit de vagabondage. La crise économique et sociale qui sévit n'est sans doute pas étrangère à ce zèle mais il convient d'ajouter le développement de plus en plus pointu des conceptions hygiénistes et la terreur que fait planer l'idée même de la dégénérescence sur la nation entière. Le vagabond, dans ce cadre, deviendra un concentré de tares, il en incarnera l'essence même, le modèle idéal et les médecins se plairont alors à chercher, et à trouver, sur son corps et au plus profond de son âme, des symptômes qu'ils interpréteront comme autant de traits manifestant une inadaptation mentale congénitale et chronique.

En 1861, Trelat distingue deux catégories de vagabonds: les aliénés délirant dans leurs actes mais non dans leur parole et les délinquants ou malfaiteurs méritant l'emprisonnement. S'inspirant de cette typologie, A. Foville 442 , médecin aliéniste, déclinera cinq modalités du vagabondage pathologique: les imbéciles ne pouvant s'astreindre à une résidence fixe, les malades atteints de folie instinctive et se livrant à des actions délirantes périodiques, les épileptiques, les déments qui cherchent toujours à sortir et enfin les aliénés migrateurs pouvant voyager très longtemps et même sortir des frontières. Ces derniers catalogués aussi en "lypémaniques hallucinés" se divisent en deux groupes, d'une part les individus souffrant d'un délire de persécution, d'autre part les malades atteints de mégalomanie. Le trait pathologique s'inscrit ici dans le mouvement mais aussi dans l'éloignement, le vagabond est un malade du déplacement mais aussi malade parce que se déplaçant. Cette thématique va devenir centrale chez J.M. Charcot. Etudiant les formes masculines de l'hystérie, il crée la notion d'automatisme ambulatoire définie comme l'impulsion à partir, à aller devant soi, sans but défini avec obnubilation de la conscience. L'exemple le plus frappant sera le psychopathe voyageur. Cette notion est primordiale à plusieurs égards. Tout d'abord, elle s'insère dans la pensée de l'époque et dans le mouvement de mécanisation sociale, l'homme est lu en regard du grand rêve formulé par le pouvoir, celui d'un "prolétaire-machine" aux comportements aseptisés et régulés. D'autre part, cet automate est déréglé et devient une machine folle aux mouvements imprévisibles. Enfin, ce déplacement est assimilé à une impulsion et donc à une force dépassant l'individu qui devient dès lors soumis à cette pathologie. Sa conscience est d'ailleurs obnubilée, ainsi le vagabond ne s'appartient plus, il devient étranger à lui-même et, par là, à la communauté des hommes qui ne sont plus ses semblables. L'expérience de l'hypnose a permis à J.M. Charcot de dévoiler l'automatisme mental. L'individu, dans ce cadre, possède une structure à laquelle manque la volonté et le sujet est agi malgré lui et devient le jouet d'une force supérieure. L'hystérie, maladie jusqu'alors réservée à la femme d'une grande mobilité d'humeur et d'esprit, touchera peu à peu la sphère virile. Parmi les hystériques, le médecin compte "une forte proportion de gens sans profession avouée, sans domicile fixe, des vagabonds qui couchent sous les ponts (…)" 443 et "l'hystéro-neurasthénie serait chose vraiment fréquente parmi les misérables, les loqueteux, les gens sans aveu qui fréquentent tour à tour les prisons, les asiles de nuit et les dépôts de mendicité." 444 L'hystérie virile se caractérise par l'instabilité du corps et le déplacement physique. Dès lors, elle touche les instables sociaux et les vagabonds. La classe laborieuse et les déclassées sont pensés dans le mouvement et la convulsion qu'il faut canaliser et soigner. Irresponsables de leurs actes, soumises à une impulsion, ces populations sans volonté et dégénérées seront fixées dans la pathologie hystérique qui leur assignera un lieu et une place. Toutefois, le médecin s'interroge: "serait-ce que le vagabondage conduit à l'hystéro-neurasthénie ou que celle-ci, inversement, conduit au vagabondage?" 445 La question, encore d'actualité, sera récurrente au cours des siècles et pose la question de la place de la pathologie mentale au regard de l'errance. Le vagabond est-il une malade souffrant d'une pathologie curable ou fatale? Est-il un délinquant oisif ayant choisi ce mode de vie aux accents libertaires? Dans le premier cas, le traitement s'impose, à défaut l'isolement au sein de l'asile. Mais les normes et le fonctionnement social ne sont pas remis en débat puisque l'individu n'a pas toute sa raison. Le second cas pose le problème de l'adhésion aux valeurs et de l'individu récalcitrant. Mais, là encore, le cadre social n'en sort pas affaibli puisque l'individu, dans son refus de s'assujettir, est condamné à la folie.

L'automatisme ambulatoire deviendra le modèle de base appliqué aux vagabonds et sera prolongé par les élèves de J. M. Charcot, notamment F. Dubourdieu, E. Régis et A. Pitres 446 qui, en créant la "dromomanie des dégénérés", concilient les thèses de B.A. Morel et de leur maître. Les vagabonds sont décrits comme des neurasthéniques dégénérés qui ont un besoin impérieux de se déplacer et qui ont horreur du renfermé. La référence à M. Benedikt 447 est aussi présente. Celui-ci, quelques années plus tôt, insistait sur l'origine congénitale du vagabondage et comptait la neurasthénie et la claustrophobie comme des éléments prédisposants. On ne peut mentionner le modèle de l'automatisme ambulatoire sans citer les travaux de P. Janet 448 . Dans une optique différente de celle de J.M. Charcot, l'auteur, médecin et psychologue, étudie la désagrégation de la personnalité et plus particulièrement l'automatisme psychique. Les individus désagrégés souffrent d'un déficit affectif originel responsable d'une "faiblesse psychologique" 449 et d'un dérèglement visible dans l'automatisme. Les thèmes de la faiblesse psychologique et du déficit originel nous renvoient d'une part, à une moindre valeur du vagabond, homme faible et sans volonté, d'autre part, à une bio-psychologie de l'hérédité. Les patients observés par P. Janet ont conscience de leurs impulsions mais l'origine de celles-ci s'ancre dans ce qu'il nomme la seconde conscience. Dans ce cadre, l'homme perd son unité et obéit à une force ou une volonté qui n'est pas la sienne. On reconnaît sans peine les avancées de J.M. Charcot mais P. Janet développe cette pensée et utilise l'hypnose pour permettre au "sujet inférieur qui existe sous la conscience de s'exprimer". En découvrant l'inconscient, S. Freud sapera cette théorie du sujet inférieur. L'inconscient est un discours autonome qui a du sens, toutefois, ce que S. Freud a appelé la compulsion de répétition 450 décrivant l'acte par lequel un sujet se place dans une situation douloureuse, reproduisant par là des expériences anciennes, fait resurgir l'idée d'un automatisme gouvernant l'homme.

Cette idée d'une force à laquelle se soumet le vagabond exprimée par l'automatisme, la manie mais aussi par la dégénérescence alimentera quantité de travaux et d'études de cas. Le vagabondage est perçu comme une forme de pathologie constitutionnelle sans lien aucun avec l'environnement social du sujet et ses conditions de vie. Cette thématique a été explorée par toutes les sciences se préoccupant de l'homme en société et l'anthropologie criminelle, plus tard la criminologie, n'a pas échappé à ce courant de pensée.

C. Lombroso 451 dans sa théorie du criminel-né s'intéresse à la constitution délinquante. S'inscrivant dans l'héritage de la phrénologie de Gall, ce médecin aliéniste décortique les corps et cherche dans la dissection des crânes des criminels et des asociaux les traces d'anomalies ataviques, signes explicatifs de la déviance. Le délinquant est ainsi une espèce particulière d'être humain reconnaissable à certains attributs physiques transmis de façon héréditaire et à certains traits psychologiques spécifiques. Prolongeant ce raisonnement, C. Lombroso insiste sur l'impossibilité de soigner ou de corriger le délinquant, ce dernier étant soumis à ses instincts de base. Dès lors, l'auteur prône une individualisation de la peine qui se doit d'être adaptée à chaque cas: "pour les criminaloïdes (…), les moyens d'adaptation à la vie deviendront de plus en plus fréquents grâce aux cures médicales et à leur utilisation le plus en rapport avec leurs instincts ataviques: la guerre pour les homicides (…), la colonisation dans les terres sauvages et malsaines où ils seraient le moins assujettis à une demeure fixe pour les vagabonds." 452

Toujours dans la tradition de l'école positiviste italienne, E. Ferri 453 effectue un classement des délinquants en cinq catégories qui a pour but de mesurer le danger que ces derniers représentent et d'individualiser les traitements: les malades mentaux, les criminels-nés, les criminels par habitude, d'occasion ou par passion. Les vagabonds sont associés aux trois premiers types et sont donc, de fait, incurables.

Si cette théorie a connu ses heures de gloire, elle ne sera pas pour autant épargnée par les critiques et notamment par celle de l'Ecole du Milieu Social ou l'école lyonnaise de criminologie. A. Lacassagne 454 soulignera en effet l'influence du milieu social jusqu'alors passée sous silence, "les sociétés n'ont que les criminels qu'elles méritent", et plus particulièrement la valeur du travail. Pour le médecin légiste, le travail rend l'homme libre et son absence, ou son refus, accentue la dégénérescence et la délinquance. S'il est toujours question ici de transmission héréditaire de caractères pathogènes, l'interaction avec le milieu et surtout l'origine sociale du délinquant commence à émerger.

Cette voie sera creusée par A. Marie et R. Meunier 455 qui insistent sur l'inadaptation par instabilité psychomotrice et déclinent cinq catégories de vagabonds: les vagabonds accidentels ou par nécessité, les vagabonds par raison économique et tempérament, les fantaisistes indépendants, les chômeurs, les névropathes et psychopathes. Si l'on trouve quelques curieuses associations comme les raisons économiques et le tempérament ainsi que la pérennité de la figure du criminel-né de C. Lombroso par la mention des vagabonds par nécessité (c'est à dire par nature), les deux médecins seront néanmoins les seuls à cette époque à mentionner le chômage et la pauvreté comme causes de l'errance.

Néanmoins, ce courant ne rencontrera que peu d'écho. H. Beck 456 distinguera trois classes de vagabonds: les invalides, les valides de bonne volonté et les valides professionnels aux frontières de la folie devant être soignés et retirés de la société en tant que "nuisibles". Cette classification légitimée par la science rappelle le discours de l'Ancien Régime et fait appel à une typologie construite sur les valeurs morales de la volonté et de l'effort. Dans le même esprit, A. Pagnier 457 relève dans son étude de 1910, au titre évocateur, quatre catégories de vagabonds englobant dans la même définition la pathologie mentale, l'immoralité, la crise économique et les revendications ouvrières. L'amalgame entre classes laborieuses et classes dangereuses est complet. Nous trouvons les aliénés et dégénérés, les dégénérés supérieurs, les vagabonds d'occasion, les grévistes et les chômeurs, enfin les vagabonds spécialisés et les romanichels. Les causalités biologiques sont prépondérantes puis viennent ensuite les raisons morales et sociales englobant les excès en tous genre, la paresse, la sexualité trouble mais aussi les mauvaises fréquentations, l'alcoolisme, le manque d'hygiène et enfin la prostitution occasionnelle des mères de familles immorales. Concernant la nosographie psychiatrique, deux paramètres sont retenus: l'impulsion qui nous renvoie, en fait, à l'automatisme de J.M. Charcot ou la dromomanie de F. Dubourdieu, A. Pitres et E. Régis et l'obsession qui affecte le dégénéré supérieur ou le neurasthénique. Si les causes sociales sont mentionnées, elles portent l'accusation sur le mode de vie des classes dangereuses et la nosographie psychiatrique rejoint les théories développées par B.A. Morel et J.M. Charcot.

On retrouve d'ailleurs ces éléments chez A. Joffroy et R. Dupouy 458 qui tentent, en 1909, une synthèse des travaux rédigés sur le vagabondage. La typologie comprend les faibles congénitaux, les déments, les neurasthéniques, les paranoïaques et les automates ambulatoires. On le voit, les références à B.A. Morel, J.M. Charcot, M. Benedikt mais aussi à A. Foville sont, quarante plus tard, encore d'actualité.

Notes
436.

B.A. Morel, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine, 1857.

437.

D. Marie, R. Meunier, Les vagabonds, Girard et Brière éd., 1908.

438.

A. Pagnier, Le déchet social, le vagabond. Ses origines, ses formes. La lutte contre le vagabondage, Vigot éd., 1910.

439.

L. Chevalier, op. cit., p. 218.

440.

J.C. Beaune et R. Castel, op. cit.

441.

M. Perrot, "La fin des vagabonds", L'Histoire, n°3, 1978, pp. 23-33.

442.

A. Foville, "Les aliénés voyageurs ou migrateurs", Annales médico-psychologiques, T. 14, 1875, pp. 5-45.

443.

J.M. Charcot, Leçons sur l'hystérie virile, (reprise des Leçons du mardi), (1888), Le Sycomore éd., 1984, p. 214.

444.

Idem

445.

Ibid.

446.

F. Dubourdieu, De la dromomanie des dégénérés, Thèse de médecine, Bordeaux, 1894. A. Pitres, "L'automatisme ambulatoire dans ses rapports avec l'épilepsie", Congrès des aliénistes et des neurologistes de Bordeaux, 1895.

447.

M. Benedikt, "Le vagabondage et son traitement", Annales d'hygiène et de médecine légale, T. 24, 1890, pp. 493-501.

448.

P. Janet, Névroses et idées fixes, Alcan éd., 1898.

449.

P. Janet, La force et la faiblesse psychologiques, Maloine éd., 1932.

450.

S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard éd., 1932.

451.

C. Lombroso, L'homme criminel, Alcan éd., 1895.

452.

Idem p. 544.

453.

E. Ferri, La sociologie criminelle , (1888), Alcan éd., 1905.

454.

A. Lacassagne, L'homme criminel comparé à l'homme primitif, Association Typographique de Lyon, 1883.

455.

A. Marie, R. Meunier, op. cit.

456.

H. Beck, Rapports du vagabondage et de la folie, Thèse de médecine, Lyon, 1902.

457.

A. Pagnier, op. cit.

458.

A. Joffroy, R. Dupouy, Fugues et vagabondage, Alcan éd., 1909.