A. La fugue: "l'école du vagabondage"

La fugue des enfants et des adolescents est analysée comme une déviance juvénile alimentant le vagabondage des adultes. Elle est entendue comme une habitude prise dans l'enfance et qui à défaut d'être corrigée se perpétue tout au long de la vie.

M. Benedikt 459 note à ce propos qu'un nombre considérable de vagabonds se recrute parmi les enfants moralement abandonnés et exposés à la séduction de la mendicité, du vagabondage et du vice. Les enfants corrigés très tôt sont en général récupérables et des mesures préventives voient le jour. Les adultes vagabonds jugés incorrigibles se divisent en deux catégories: les errants congénitaux et les vagabonds "innés par habitude", anciens enfants fugueurs. Le modèle essentiellement pathologique s'effrite peu à peu sous l'influence du milieu et des expériences vécues dans l'enfance. Mais les théories de B.A. Morel résonnent encore dans la mention "inné par habitude" qui inscrit au plus profond de l'individu un trait distinctif. A cet égard, M. Benedikt qualifie les enfants fugueurs de dégénérés porteurs d'une hérédité fatale. Ces positions sont adoptées par A. Joffroy et R. Dupouy 460 qui décrivent trois types d'enfants fugueurs. D'une part "l'enfant normal" qui fuit le domicile par imitation, mauvaises fréquentations ou curiosité. D'autre part, "l'enfant anormal" sur lequel pèse une lourde hérédité, décrit comme un enfant vicieux, gourmand, paresseux, précocement érotique, souvent fils ou fille d'alcooliques, ayant horreur du renfermé (nous retrouvons ici le profil du "dromomane dégénéré" de F. Dubourdieu, E. Régis et A. Pitres ainsi que les attributs immoraux portés par les classes dangereuses), enfin, "l'enfant pathologique", atteint d'une affection mentale souffrant d'épilepsie, de démence précoce ou d'hystérie. Ces travaux vont inspirer G. Néron qui, en 1928 461 , insistera sur les causes psychiatriques intervenant dans 80 % des cas de fugues. Vingt ans plus tard 462 , l'auteur mettra l'accent sur les causes sociales et familiales et mentionnera les états psychopathiques comme "des causes rares".

Les théories psychanalytiques, et notamment les travaux de D. Lagache 463 , ne sont pas étrangères à cette évolution. L'auteur distingue trois formes de fugue: la fuite du milieu, la libération vers l'inconnu et, enfin, la fuite de soi-même. La fugue tend à réduire une tension extérieure au sujet, tension familiale par exemple, ou une tension interne (dans le cadre de la fuite de soi-même) et constitue une des réponses possibles à la névrose d'angoisse. D. Winnicott 464 associera le vagabondage et la fugue à une carence de soins maternels dans l'enfance. L'errance du vagabond devient alors illimitée dans la quête d'un objet qu'il sait définitivement perdu. Le vagabondage constitue un champ d'expériences dans lequel l'homme en errance va tenter de résoudre la tension existant entre réalité intérieure et extérieure. A. de Ajuriaguerra 465 prolongera ce courant théorique en distinguant la fugue, qu'il associe à une crise brève dans l'espace et le temps, du vagabondage révélant une instabilité interne et affective du sujet mêlée à de l'angoisse. Toutefois les fugues, définies comme des espaces permettant la résolution de conflits, peuvent, en cas d'échec, évoluer vers le vagabondage chronique ce qui indique, en clair, un processus de continuité entre les deux phénomènes.

On retrouve ce schéma de pensée dans la perspective criminologique. Selon G. Heuyer 466 , la fugue est un état morbide accidentel pouvant déboucher sur le vagabondage décrit comme un état morbide habituel. Chez l'enfant, la fugue peut être imputée à une débilité mentale ou à une impulsion, à un déséquilibre du caractère (révolte, paresse, réaction à une menace de punition), ou bien aux conditions du milieu familial. Les mesures qui s'imposent sont, d'après l'auteur, le soin, la prévention et le placement en institution. Le vagabondage des adolescents s'origine dans des causes nettement pathologiques: la schizophrénie, la débilité mentale ("chez l'idiot, ces fugues sont peu importantes car ce dernier est facilement repéré, elles le sont plus pour l'imbécile qui a souvent de mauvais penchants: indiscipline pour les garçons, impudeur chez la fille la poussant à rechercher le plaisir sexuel aboutissant le plus souvent à la prostitution" 467 ). Les causes s'originent encore dans l'obsession et l'auteur se réfère explicitement au portrait du dromomane et enfin à l'hystérie de l'automate. Chez l'adulte, l'auteur mentionne l'épilepsie, la fugue des maniaques avec référence à l'automatisme ambulatoire, la mélancolie, le délire et les états confusionnels (fugue de l'alcoolique et du dément). G. Heuyer différencie la fugue et le vagabondage de l'adulte en inscrivant ce dernier dans le champ juridique et dans le cadre de la médecine légale. Deux catégories de vagabonds sont mentionnées: les malades souffrant de pathologies mentales (débilités, délires, démences, déséquilibres) et les vagabonds d'origine sociale recouvrant une masse pour le moins hétéroclite dans laquelle apparaissent "les instables, les anciens malades mentaux non réadaptés, les condamnés par contumace, les déserteurs, les interdits de séjour, les paranoïaques (méfiants, orgueilleux, susceptibles, finissant souvent comme parasites de diverses administrations: prisons, asiles, pilon des hôpitaux) et enfin, les clochards." Néanmoins, l'auteur précise que le diagnostic psychiatrique de la nature sociale ou pathologique du vagabondage est souvent délicat pour la médecine légale car les facteurs morbides et sociaux sont souvent imbriqués.

Cette difficulté est aussi soulignée par B. di Tullio, qui assimile le vagabondage à un phénomène d'antisocialité et les vagabonds à des hommes socialement dangereux 468 . L'approche constitutionnelle développée par l'auteur s'inscrit dans le sillage de C. Lombroso et insiste sur une prédisposition au crime et au délit, toutefois ce dernier rejette l'idée d'une hérédité criminelle spécifique. Deux catégories de vagabonds sont répertoriées. Les vagabonds occasionnels et involontaires et les vagabonds de profession. Néanmoins, l'auteur insiste sur la diversité des errants. Souvent malade mental mais pas toujours, parfois criminel et violent, le vagabond nécessite des mesures thérapeutiques plutôt que des lois pénales. B. di Tullio s'appuie, à cet égard, sur une étude effectuée dans une prison romaine où il découvre sur une population carcérale de mendiants et vagabonds, 78% de malades mentaux. Il tentera d'isoler certains traits caractéristiques des "anormaux psychiques" 469 constituant le cœur de la catégorie des "criminels constitutionnels". Outre la vanité, l'instabilité au travail, l'intolérance à la discipline et la tendance au mensonge, on trouve la propension au vagabondage. Ces différents traits s'associent à des manifestations psychologiques telles la faiblesse intellectuelle, l'égocentrisme, l'immoralité et les anomalies de la sphère sexuelle. Cette propension au vagabondage prend toute sa visibilité dans la personnalité perverse fonctionnant par "réaction d'opposition" opposée à "l'instinct d'imitation" nécessaire à la vie en société.

Le modèle de la dégénérescence a été éclipsé au profit d'une approche psychanalytique centrée sur le sujet et ses tensions internes. Les recherches sur les fugues enfantines ont permis de mesurer l'influence du milieu familial et de l'environnement social présenté comme un facteur prépondérant à l'errance. Néanmoins, les théories criminologiques insistent sur la pathologie mentale du vagabond et replacent ce dernier dans la nosographie psychiatrique et dans le champ de la dangerosité sociale. Considéré comme une conduite déviante et asociale, le vagabondage doit faire l'objet d'une prophylaxie précoce et de traitements médico-psychologique et social rigoureux. Les "instincts", les "tendances innées" sont encore utilisés comme modèle explicatifs. L'origine "sociale" du vagabondage recouvre quant à elle une nébuleuse d'individus empruntant à la sphère juridique (sortants de prison, condamnés en fuite, interdits de séjour…), psychiatrique (anciens malades mentaux) ou sociale en la personne des clochards et des "inadaptés". Néanmoins, le modèle biologique n'a pas pour autant totalement disparu. En 1976, G. Veith et W. Schwindt 470 , recherchant les causes du vagabondage, autopsient les corps de soixante-cinq vagabonds. Ils constatent des ulcères d'estomac, du duodénum et des gastrectomies. On peut éventuellement penser que ces lésions, loin d'expliquer une conduite vagabonde, en sont plutôt le résultat. Disséquant les cerveaux, des anomalies sont retrouvées avec le même pourcentage chez les épileptiques, les personnalités asociales, psychopathiques et les suicidés. Nous ne discuterons pas de la validité de cette recherche et de ses résultats, nous soulignerons, toutefois, que ces travaux, prolongeant la phrénologie et la craniologie, illustrent la survivance d'une pensée qui définit l'errance comme une anomalie physique et mentale inscrite dans la nature de l'individu faisant dès lors l'impasse sur les facteurs sociaux et condamnant l'homme vagabond à l'irréversibilité de sa nature mauvaise.

Notes
459.

M. Benedikt, op. cit.

460.

A. Joffroy, R. Dupouy, op. cit.

461.

G. Néron, L'enfant vagabond, thèse de médecine, Paris, 1928.

462.

G. Néron, L'enfant vagabond, P.U.F. éd., 1952, p. 3.

463.

D. Lagache, Oeuvres II. Le psychologue et le criminel, 1947-1952, P.U.F. éd., 1979.

464.

D. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot éd., 1969.

465.

J. de Ajuriaguerra, Manuel de psychiatrie de l'enfant, Masson éd., 1977.

466.

G. Heuyer, Les troubles mentaux. Etude criminologique, P.U.F. éd., 1968.

467.

Idem p. 425.

468.

B. di Tullio, Principes de criminologie clinique, P.U.F. éd., 1967.

469.

B. di Tullio, Manuel d'anthropologie criminelle, Payot éd., 1951.

470.

Recherche américaine citée par M.C. Mouren et Coll., "Le vagabondage: aspects psychologiques et psychopathologiques", Annales médico-psychologiques, n°2,3, 1977, pp. 411-447.