B. Une nouvelle figure: le clochard

Les travaux pionniers d'A. Vexliard 471 sur les clochards et les vagabonds vont bousculer les théories explicatives de la déviance. Tout d'abord, ce dernier décrit une population fort éloignée de la classification criminologique de l'individu dangereux. Le clochard est un homme doux, inoffensif, parfois philosophe, implanté dans un quartier où il vivote grâce à la mendicité et à de petits travaux. Est réfutée l'idée selon laquelle les clochards ou vagabonds forment un groupe spécifique. L'étude effectuée engage l'auteur à envisager un ensemble hétérogène d'individus. Cette première remarque est de taille car elle signifie qu'il ne peut y avoir de portrait type de l'individu errant. Bien plus, A. Vexliard dément le discours psychiatrique de son époque qui insistait sur les pathologies psychotiques et les débilités. Cette absence de troubles mentaux particuliers l'amène à renier la figure psychologique d'une "personnalité vagabonde" et à rejeter les théories postulant un déterminisme endogène de l'échec social de l'individu. En dernier lieu, l'auteur souligne la rareté du clochard "par vocation" ou par "choix de vie".

La typologie construite différencie trois types d'individus. Les vagabonds d'origine sociale (ouvriers agricoles, travailleurs saisonniers, vieillards, infirmes, chômeurs…), les vagabonds d'origine individuelle chez lesquels se rencontrent certains traits caractéristiques tels l'instabilité et la névrose d'échec, et enfin les vagabonds déficients mentaux dont l'auteur nous dit que beaucoup d'entre eux sont errants à la suite d'un abandon par leur famille et d'une absence de prise en charge. Concernant les origines individuelles, l'auteur, interactionniste avant l'heure, insiste sur l'importance du milieu social dans lequel évolue l'individu. Dès lors, à profil psychologique équivalent, certaines personnes peuvent être protégées de l'errance alors que d'autres se retrouvent isolées et abandonnées à leur sort. En étudiant la psychogenèse du vagabondage 472 , A. Vexliard note qu'il n'y a rien de fondamental dans l'enfance des vagabonds qui permet de prévoir une probabilité de vagabondage, ainsi il ne découvre ni pathologies mentales spécifiques, ni fugues à répétition. Cette découverte l'amène, là encore, à remettre en cause le modèle explicatif bio-psychologique de "l'instinct de vagabondage" ou de la "tendance innée". En revanche, l'auteur porte l'accent sur certains facteurs fragilisant la personnalité de l'individu et mentionne la dissociation familiale, la misère économique et le chômage. La période dans laquelle s'inscrivent ces travaux est celle où l'on parle d'économiquement faibles, d'îlots de pauvreté ou de pauvreté résiduelle mais aussi de cas sociaux et bientôt d'inadaptés. Le clochard est donc un homme débonnaire, sous-prolétaire et sa désocialisation est expliquée par A. Vexliard en terme de phases et donc de processus aboutissant à une absence générale de besoins expliquant le maintien dans cette situation sociale marginale. Si l'auteur apporte un regard nouveau sur les clochards et vagabonds, il développe aussi une théorie psychosociale de la personnalité en insistant sur ses évolutions et ses transformations.

La perspective interactionniste d'A. Vexliard est, pour les sociologues actuels, un des modèles les plus pertinents de compréhension des phénomènes de désocialisation ou de déliaison sociale. Il n'en va pas de même, en revanche, dans le champ médical, plus largement dans celui de la santé mentale.

Déjà, à son époque, A. Vexliard comptait des détracteurs. H. Duchêne 473 , en 1957, accuse ce dernier d'avoir présenté le clochard comme un homme normal et de ne pas avoir assez insisté sur les facteurs pathologiques individuels. Outre cette opposition entre pathologie et normalité qu'A. Vexliard reniait, c'est la conception même de la personnalité dans une optique psychosociale qui est ici décriée ou incomprise. Les traits individuels entretiennent, en effet, une dialectique avec le milieu social et ne peuvent de ce fait être isolés. H. Duchêne prolonge cette opposition en mentionnant l'existence de "pulsions masochistes" réintroduisant dans la personnalité du clochard le déterminisme mais aussi la soumission à cette force poussant l'homme à errer tel un "automate ambulatoire" à la conscience obnubilée.

En 1956, alors qu'Alexandre Vexliard avait déjà développé ces nouvelles conceptions dans plusieurs articles 474 , J. Folliet définit "la cloche comme la rencontre de deux fléaux sociaux: le paupérisme et le nomadisme. le vagabondage est alimenté par l'instinct migrateur et la bougeotte survivant chez beaucoup (…) et notamment chez les nord-africains dont un certain nombre garde le goût du semi-nomadisme dans les jambes." 475 Les références aux théories biologiques et constitutionnelles ainsi qu'à la classification d' A. Foville se mêlent aux conceptions sur les différences, et les inégalités, entre les races. Ces éléments se retrouvent dans la typologie de l'auteur comprenant cinq catégories spécifiques: les paresseux, les ivrognes qui ont sombré, les clochards-nés ou par vocation, les "pas de chance" ("pauvres diables" et enfants placés notamment, l'auteur précise que ces derniers pourraient être dangereux mais que la diminution de leur vitalité les rend inoffensifs), enfin, les clochards occasionnels tombés dans la débine suite à un chômage prolongé, un deuil ou une sortie d'hôpital psychiatrique. Cette typologie reprend, en fait, les travaux datés de C. Lombroso sur la dangerosité sociale (le clochard-né), complétés par certaines vues moralisatrices (le paresseux) et saupoudrés, ça et là, de conceptions plus ou moins sociales (le "pas de chance").

Mais c'est sans doute, B. Durou, médecin, qui sera le plus critique à l'égard d'A. Vexliard. Tout d'abord il accusera ce dernier de ne pas avoir différencié clochards et vagabonds. Pour B. Durou, le clochard est sédentaire et inoffensif, "ce qui frappe l'observateur, c'est la régularité de la vie de ce type de déviant", alors que le vagabond mène une vie errante, "sa profession, son domicile changent tous les jours, il semble dépourvu de sentiments, détaché de tout (…), il ignore la reconnaissance." 476 A. Vexliard avait, il est vrai, confondu les deux termes en expliquant que ce n'était pas tant la migration qui était importante (devenue d'ailleurs relativement rare) que le fait de vivre en marge de la société régulière. Nous concernant, nous rejoignons la position de ce dernier. Il nous semble, en effet, que le vagabondage correspond à un concept pénal et le vagabond à un idéal-type, un archétype de la dangerosité sociale. Le clochard, en revanche, est l'homme que l'on rencontre dans la rue, sur le "terrain". Différencier les deux reviendrait à donner une existence charnelle à une catégorie juridique et sociale de la déviance qui n'a d'existence que dans les nomenclatures pénales et les statistiques de police. Les historiens, par un travail minutieux sur l'archive, ont démontré que le vagabond était un sous-prolétaire, à la recherche d'embauche, déraciné, parfois "simple d'esprit", enfant abandonné, voleur à l'occasion, recherchant souvent une arrestation lui permettant de dormir au chaud.

Cependant, pour B. Durou, les vagabonds existent encore et l'auteur accusera A. Vexliard d'avoir sacrifié les faits afin de "sauver une hypothèse de travail" 477 dans laquelle clochards et vagabonds sont confondus dans la misère de leur milieu social. L'élément caractérisant le plus les vagabonds est, selon le médecin, l'incapacité de contact avec autrui. Un autre trait, lisible entre les lignes, est celui du danger que représente le vagabond puisque l'auteur lui oppose le clochard sédentaire et inoffensif. Dans la recherche des causes, B. Durou mentionne les pathologies mentales (délire, idiotie, obsession et impulsion à la marche, épilepsie, perversion, somnambulisme hypnotique). On le voit, l'analyse s'appuie sur la nosographie des aliénistes et des médecins du XIXième siècle. Il insiste sur la constante perturbation du milieu familial et sur la misère matérielle et morale. Le type du vagabond est un homme célibataire ou divorcé, aux antécédents familiaux chargés (éthylisme), souvent fugueur, ayant souffert d'énurésie tardive, aux tendances suicidaires et à la profonde immaturité affective 478 . Le tableau clinique révèle une constante de la personnalité névrotique. Si les causes sociales et économiques sont mentionnées, il n'en demeure pas moins que les raisons sanitaires, telles les anomalies psychiatriques et somatiques anciennes, constituent les causes profondes du vagabondage et le préfigurent. Cette vision déterministe de la déviance, en totale contradiction avec celle d'A. Vexliard, trouve sa source dans les conceptions biologiques mais aussi dans les théories sur l'hérédité et si la dégénérescence n'est pas mentionnée, son ombre plane néanmoins sur ces travaux.

Ces dichotomies entre clochards et vagabonds pérennisent une matrice de pensée articulée autour de la fixité territoriale et prolongent l'opposition entre bons et mauvais pauvres.

Cette théorie est clairement illustrée par R. Veylon, médecin lui aussi, différenciant le clochard par vocation qui ne demande rien à personne du "sans domicile fixe (le S.D.F.), ce "couche-dehors" , lèpre du corps social, qui fait problème (…), sous-prolétaire vivant au crochet de la société, sans volonté, ni ligne de conduite (…) 479 ". Ce long réquisitoire se poursuit par l'établissement du "portrait-robot" du S.D.F. "Faux-adulte, grand enfant d'âge moyen de 12 ans, imprévoyant, susceptible", bref un être "asocial, instable et buveur". La seule réponse possible réside dans la prophylaxie de l'inadaptation sociale chez l'enfant par des mesures garantissant la stabilité et l'équilibre du noyau familial. Pour l'adulte, il est déjà trop tard et les tentatives de réadaptation ne seraient que "temps complètement perdu".

On retrouve la vision psychiatrique sur l'enfant fugueur du début du XXième siècle doublée de la représentation de l'adulte vagabond incorrigible, issu des classes dangereuses. On remarque, enfin, par l'établissement d'un "portrait-robot" insistant sur les troubles psychologiques du S.D.F., la profonde opposition entre cette thèse et les avancées d'A. Vexliard révélant l'hétérogénéité de cette population ainsi que l'influence du milieu social.

Notes
471.

A. Vexliard, Le clochard, op. cit. A. Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, (1957), L'Harmattan éd., 1997.

472.

A. Vexliard, "L'enfance du vagabond", Enfance, n°1, 1953, pp. 63-74.

473.

H. Duchêne, cité par L. Mucchielli, "A. Vexliard, un pionnier de la recherche sur les processus de désocialisation", in A. Vexliard, Le clochard, op. cit., pp. 11-62.

474.

A. Vexliard, "le clochard: les phases de la désocialisation", L'Evolution psychiatrique, fascicule IV, 1950, pp. 619-639 et "Le clochard: le seuil de résistance à la désocialisation", L'Evolution psychiatrique, fascicule I, 1951, pp. 133-150.

475.

J. Folliet, "Essai sur la cloche en matière de préface", in J.L. Barbier, Le clochard: histoire d'une déchéance, Alsatia éd., 1956, pp. 9-25.

476.

B. Durou, A. Rimailho, Les vagueux dans la société industrielle, Privat éd., 1970, p. 45 et 46.

477.

Idem p. 42.

478.

B. Durou, Vagabonds et clochards, thèse de médecine, Toulouse, 1966.

479.

R. Veylon, "Les clochards sont-ils des hommes?", La presse médicale, n°55, 1963, pp. 2753- 275.