3. La souffrance psychique des S.D.F.

Le "nouveau paradigme" de l'exclusion a touché de plein fouet le domaine de la santé et plus particulièrement le secteur psychiatrique. Nombreux, en effet, sont les S.D.F. orientés vers les services de médecine mentale, certains y trouvent d'ailleurs refuge sans pour autant être demandeurs de soins ce qui ne manque pas de poser problème aux professionnels. Entre l'asile et le lieu thérapeutique, l'hôpital psychiatrique et ses praticiens doivent redéfinir un espace et les rôles de chacun. L'instauration des soins ambulatoires en hôpital de jour a eu pour effet la mise à la rue de personnes isolées et profondément désocialisées souffrant de troubles mentaux. Enfin, le système de prise en charge des S.D.F. est basé sur l'urgence, que ce soit au niveau de l'accueil ou des soins, et n'autorise pas en conséquence les actions à moyen ou long terme souvent nécessaires. A côté de cet état des lieux, la prise en charge de l'exclusion par la médecine mentale pose une question fondamentale, celle de la place de la pathologie individuelle au regard de la déliaison sociale. Selon J. Maisondieu, la souffrance psychique de l'exclu est plus le résultat d'une maltraitance sociale que celui d'une maladie préexistante. Cela dit, le rôle du psychiatre pose question, "est-il appelé pour aider les populations exclues psychiquement et donc en souffrance ou lui demande-t-on de transformer un mal-être situationnel en maladie personnelle?" 480 L'auteur ajoute "qu'il est plus facile de fabriquer des malades que des emplois" 481 . Par l'entremise de l'exclusion, c'est la place du psychiatre mais aussi son rôle qui est repensé dans le jeu des dispositifs d'aide et de réinsertion sociale. Plus largement c'est la tentative de psychiatrisation de la misère, dénoncée par l'auteur, et verrouillant toute remise en cause du système économique et social qui fait débat. Ce point est d'autant plus épineux que ce sont souvent les travailleurs sociaux oeuvrant auprès d'une population errante qui se tournent vers le psychiatre. Ces derniers, bien sûr, observent et entendent une souffrance chez les usagers mais vivent, eux-mêmes, cette souffrance au quotidien. Concernant les populations exclues, les psychiatres observent peu de demandes de soin. Certaines équipes psychiatriques vont à la rencontre des personnes sans-abri afin de les orienter vers une prise en charge. Cette position nécessite de franchir les barrières professionnelles de la santé mentale et de travailler en collaboration avec les professionnels du social. Le problème qui se pose est d'ordre éthique et deux écueils sont à éviter, psychiatriser et marginaliser encore plus une détresse sociale, à l'inverse abandonner des sujets en souffrance 482 . Cette souffrance dont il est question jalonne le débat des psychiatres. Elle est, par définition psychique, puisque vécue dans la singularité de la personne, et s'appuie, selon J. Furtos 483 , sur un contexte social. Dans ce cadre, les populations exclues ne souffrent pas nécessairement de maladies mentales, mais subissent, néanmoins, des conditions de vie déstructurant leur équilibre psychologique et les médecins remarquent des "manifestations psychiques secondaires à des marginalisations progressives accompagnées de souffrances graves sur lesquelles ne s'applique aucun diagnostic connu." 484

L'existence d'une souffrance psychique largement sous-évaluée a été dénoncée dans le rapport rédigé sous la direction d'A. Lazarus 485 . La sous-évaluation de cette souffrance s'accompagne d'ailleurs d'une surévaluation des maladies mentales et le rapport Lazarus a condamné cette association quasiment automatique entre population pauvre et psychiatrie. Néanmoins, l'évaluation des troubles psychiques de la population des S.D.F. se heurte à la difficulté des recherches de terrain. Les échantillons sont en effet peu représentatifs et les méthodes manquent de fiabilité du fait de la multiplicité des circuits d'aide et des multi-inclusions des individus. A l'inverse, certains sujets passent au travers des mailles des enquêtes.

Des expertises 486 , s'inspirant des avancées du rapport Lazarus, soulignent que les grandes pathologies psychiatriques se retrouvent chez les S.D.F. avec les mêmes taux que dans la population générale. Les personnes à la rue sont toutefois plus atteintes en ce qui concerne les conduites addictives et la souffrance dite "réactionnelle". L'alcool, l'usage de drogues et l'ampleur de la consommation de médicaments psychotropes sont particulièrement inquiétants. Enfin, les résultats des prises en charge sont décevants et s'expliquent par le manque de suivi mais aussi par l'absence de demandes individuelles de cures. Le système de l'urgence est, là encore, incriminé, et trop souvent la demande et l'offre matérielles occultent un temps d'écoute psychologique pourtant nécessaire à ces sujets vivant des traumatismes psychiques.

Si ce Rapport souligne l'hétérogénéité de la population sans domicile, deux catégories sont néanmoins repérées. D'une part, les patients psychotiques qui peuvent s'écarter d'un système de soins et tenter de rechercher un équilibre dans une clochardisation, d'autre part les "non psychotiques" qui courent deux risques opposés: être psychiatrisés alors qu'ils ne souffrent d'aucune pathologie mentale, le problème étant social, à l'inverse, ne pas être traités alors que leur état le nécessite. Certaines analyses nosographiques 487 posent quatre catégories diagnostiques les plus fréquentes chez les patients S.D.F. qui sont tout d'abord les troubles de la personnalité, la schizophrénie, la dépression et la catégorie "sans diagnostic". Cet ordre de fréquence est différent de celui relevé chez des patients non S.D.F. pour lesquels la schizophrénie est le premier trouble observé. Toutefois, certains chercheurs 488 mettent en cause ce classement arguant que les troubles de la personnalité répondraient à des problèmes plus sociaux que psychiatriques. De plus, la présence de la catégorie sans diagnostic et sa sur-représentation (8% des patients) témoignerait d'hospitalisations motivées plus par une désinsertion sociale que par une pathologie psychiatrique précise.

Les positions de ce "collège invisible", travaillant sur la souffrance psychique et condamnant une psychiatrisation intensive des populations sans domicile, ne font pas l'unanimité et plusieurs auteurs insistent, encore de nos jours, sur les pathologies mentales à l'origine de la désocialisation des S.D.F.

Selon D. Thérond 489 , on ne devient pas S.D.F. du seul fait des contraintes économiques, il existe, chez le sujet, une fragilité préexistante. Trois types de S.D.F. sont isolés. Les premiers se retrouvent à la rue par désinsertion consécutive à une perte (chômage, divorce). Cette dernière quelle qu'en soit la cause, en général alcoolisme et dépression, met en lumière la fragilité individuelle. A titre indicatif, l'auteur mentionne que 97% des S.D.F. n'ont jamais appartenu à un groupe (associations, maisons de quartiers, syndicats…) Il nous semble retrouver ici deux thèmes. D'une part, celui de la faiblesse psychologique qui s'origine dans le sujet et qui occulte, par là, le facteur environnemental, d'autre part, celui de l'asocialité de l'homme sans domicile. Ce dernier, solitaire par choix, refuserait toute appartenance groupale et cet élément revêt la forme d'un double indicateur de marginalité et de pathologie mentale.

Le deuxième type de population regroupe les S.D.F. n'ayant jamais connu une insertion sociale réelle, l'auteur dénombre les placements, les abandons, les fugues et le refus de la vie scolaire révélant une instabilité chez le sujet. Cette position reflète, en totale contradiction avec A. Vexliard, les théories du début du siècle sur le vagabondage juvénile, précurseur de l'errance. Le troisième groupe, enfin, rassemble les malades mentaux dont l'errance s'inscrit dans le tableau clinique d'un trouble psychiatrique.

Cette position est aussi adoptée par E. Rosa 490 qui décèle, dans la population des S.D.F., une fréquence plus élevée de troubles mentaux et notamment d'épisodes de psychoses maniaco-dépressives ainsi que des schizophrénies précoces et antérieures au basculement dans la rue. J.Y. Charlot 491 , dans sa thèse de médecine, décrit l'errance comme un type de pathologie survenant après un trauma ravivant des carences primaires. Dès lors, cette dernière serait préfigurée par une désocialisation lente faisant suite à un élément identifiable. Selon P. Henry 492 , longtemps médecin psychiatre à la maison de Nanterre, 20 à 30% de S.D.F. seraient psychotiques. A ce chiffre, il conviendrait d'ajouter un pourcentage important de névrosés, dépressifs et psychopathes. A l'origine de l'errance, l'auteur note une succession d'échecs depuis la naissance et dénombre cinq types de ruptures qui sont la perte d'identité, l'altération des facultés de jugements, les modifications du schéma corporel, les troubles du rapport au temps et à l'espace et la rupture avec la réalité sociale. C'est l'intensité ou le degré de gravité de ces ruptures qui différencie les clochards des S.D.F., les premiers étant les plus désocialisés.

La population clochardisée, formant l'essentiel des consultations du C.H.A.P.S.A. 493 , est l'objet d'étude de P. Declerck 494 , psychanalyste. Selon lui, les explications de la clochardisation de certains errants sont à rechercher du côté de leur vie psychique. Les facteurs traumatiques, l'alcoolisme, les déséquilibres constituent le terrain favorable à la désocialisation et les très pauvres sont parfois, inconsciemment, les acteurs de leur propre déchéance. Nombreux sont ceux qui cherchent à défaire leurs liens et vivent dans une "autarcie mortifère" s'accompagnant de "réactions thérapeutiques négatives", de répétitions d'erreurs et de rechutes. P. Declerck souligne la fréquence des pathologies mentales notamment la schizophrénie, la paranoïa, les névroses mais aussi le masochisme et les perversions. Pour finir, il convient d'ajouter que l'auteur différencie de la même manière clochard et S.D.F. Cette distinction est reprise par F. Besson 495 , psychologue et intervenant dans un centre d'accueil de S.D.F. L'auteur se dit frappé par le fait que les S.D.F., alors qu'ils allaient parvenir à une première étape de réinsertion, adoptent un comportement qui les fait automatiquement échouer. De plus, elle note qu'un certain destin, une puissance, les poussent invinciblement à vivre des situations pénibles. Dès lors, F. Besson émet l'hypothèse que la clochardisation clôt un scénario pathologique et notamment une relation symbiotique avec l'un des deux parents qui aurait pris totalement en charge les besoins de l'enfant. Elle relève, à cet égard, que le décès du parent est un moment clef dans le basculement à la rue. Le sujet, immature et dépressif, ne peut, en fin de compte, obtenir un logement comme si le seul domicile qu'il pouvait avoir était celui du parent symbiotique. Lorsque cette relation est rompue, il se retrouve à la rue et la clochardisation est entendue comme une fin de vie particulièrement dangereuse.

Pour finir sur ce deuxième courant psychiatrique qui origine l'errance dans la structure du sujet, il convient de relever la permanence d'une classification sous forme de typologies mais aussi la pérennité d'une dichotomie, organisée cette fois-ci, sur les figures du clochard et du S.D.F., le premier incarnant, par la désocialisation extrême qu'il porte en lui, la borne inférieure de la pathologie mentale. Toutefois, d'après G. Massé 496 , trois types de S.D.F. sont à distinguer. Tout d'abord les clochards, que l'on voit de moins en moins en psychiatrie, désinsérés, loin des normes et des structures mais finalement peu en errance car fixés dans un quartier. Ensuite, les S.D.F. réinsérables qui ont moins de quarante ans, ayant effectué moins de deux séjours en psychiatrie et souffrant d'une pathologie non psychotique. Enfin, les S.D.F. non réinsérables qui passent à travers les mailles de divers tamis psychiatriques et sociaux. Si l'on met en tension le type du clochard et celui du S.D.F. non réinsérable, on s'aperçoit que le premier est décrit dans une position statique et dans une marginalité peu problématique. La situation du second, en revanche, est plus ambiguë car elle souligne, d'une part, la mobilité du personnage (en contrepoint du clochard fixé) et, d'autre part, le peu d'efficacité du contrôle social puisque l'individu réussit à y échapper. Ce dernier point n'est pas relevé pour la catégorie du clochard pourtant peu utilisatrice des services sociaux. Le S.D.F., errant et incontrôlé, pose le problème de sa non-réinsertion. Différencié du marginal, il incarne, nous semble-t-il, à ce stade, le type même du déviant.

Notes
480.

J. Maisondieu, "Exclusion, psychiatrie et fraternité", L'Information psychiatrique, n°4, 1998, pp. 333-339.

481.

J. Maisondieu, La fabrique des exclus, op. cit., p. 15.

482.

G. Courquin et Coll., "Diogène: mise en place d'une équipe mobile santé mentale et précarité à Lille", in J. Furtos et Coll., Souffrance psychique et exclusion, Actes du colloque de Lyon-Bron, O.R.S.P.E.R.E., 22-24 octobre 1997, pp. 271-274.

483.

J. Furtos, "Des clefs pour travailler ensemble", in J. Furtos et Coll., Souffrance psychique et exclusion, op. cit., pp. 29-34.

484.

M. Thuilleaux, "Exclusion et psychopathologie", in M. Minard et Coll., Exclusion et psychiatrie, Erès ed., 1999, pp. 65-75.

485.

A. Lazarus et Coll., "Une souffrance que l'on ne peut plus cacher", Rapport du groupe ville, précarité, santé mentale et exclusion, Direction Interministérielle de la Ville et Direction Interministérielle au R.M.I., La Documentation Française, 1995.

486.

Rapport du groupe de travail, psychiatrie et grande exclusion, Secrétariat à l'Action Humanitaire d'Urgence, La Documentation Française, 1996.

487.

A. Drux, F. Susini, D. Robin, "Caractéristiques médico-sociales et consommation de soins des patients S.D.F. dans le cadre du dispositif sectoriel psychiatrique", Revue française de psychiatrie et de psychologie médicale, n°9, juin 1997, pp. 47-58.

488.

P. Gaboriau, D. Lebleux, "Le thérapeute face au problème des personnes sans logis. Réflexions ethnopsychiatriques sur les S.D.F"., Annales médico-psychologiques, n°1, 1996, pp. 20-31.

489.

D. Thérond et Coll., "Les S.D.F. dans la cité. Flux et échouage de vagabonds à Aix-en- Provence", Prévenir, n°28, 1995, pp. 137-151.

490.

E. Rosa, Santé, précarité et exclusion, P.U.F. éd., 1998.

491.

J.Y. Charlot, Errance et psychose, Thèse de médecine, Lyon, 1982.

492.

P. Henry, M.P. Borde, La vie pour rien, Laffont éd., 1997.

493.

Centre d'Hébergement et d'Accueil Pour les Sans-Abri.

494.

in R. Dumont, Les paradoxes de la pauvreté, le monde Ed., 1992, pp. 17-19.

495.

F. Besson, "Approche psychologique de la clochardisation: étude d'un S.D.F. issu de classe moyenne", Pratiques psychologiques, n°1, 1996, pp. 89-91.

496.

G. Massé, X. Houssin, "Les sans domicile fixe", Actualités psychiatriques, n°8, 1981, pp. 39-44.