SECTION IV. Une figure de l'altérité

Le vagabond, parce que pauvre et errant, est autre. Demeurant nulle part, son ombre se projette partout, au plus profond des représentations et des croyances. Il habite le domaine des peurs collectives et la stigmatisation dont il fait l'objet a aussi pour but de l'identifier comme figure visible du mal et du danger.

1. Les contours de l'abjection

L'assimilation du vagabond à la vermine est chose fréquente. Parasites de l'homme, ces insectes le sont aussi des animaux et représentent la limite du règne du vivant en même temps que l'extrême saleté et la contagion. La métaphore est une constante. En 1764, dans son mémoire sur le vagabondage, Le Trosne 500 s'inquiétait du nombre "d'insectes voraces", véritable "fléau" pillant les campagnes. Eliminer la vermine et assainir le corps social sont les deux faces d'une même volonté, celle de lutter contre le mal et le désordre. Les vagabonds et autres errants passaient au XVIIième siècle pour colporter la peste, plus tard le choléra, le typhus, la variole. Certains les accusèrent d'empoisonner les puits. En période d'épidémie, les vagabonds sont frappés d'une sanction lourde, l'anathema sit 501 . L'accès aux villes et aux villages leur est interdit. Se protéger des maladies passe par l'exclusion des errants, socialement moribonds, condamnés à vivre dans un espace intermédiaire entre la vie et la mort.

Les thématiques de la contamination et de l'infiltration sont nettement visibles à partir du dernier tiers du XVIIIième siècle. Le corps sain, l'espace nettoyé font partie des codes de bonne conduite. A la veille de la Révolution, l'évacuation des immondices est soumise à concours. Lavoisier conseille de donner aux pauvres une charrette traînée par un âne ou un mauvais cheval et de leur faire parcourir sans cesse pendant le jour les voies publiques de la commune pour enlever à l'aide d'un balai les immondices et les conduire au dépotoir. Dans un style plus lyrique, L.S. Mercier s'écrie "Oh si la pelle du boueur pouvait mettre dans le même tombereau toutes ces âmes de boues qui infectent la société et les charrier hors de la ville, quelle heureuse découverte et combien elle serait précieuse à la police!" 502 . Se débarrasser à la fois des vagabonds et des ordures revient à assimiler les deux dans l'identique de leur nature.

Ce thème du déchet se retrouve dans les travaux de A. Pagnier 503 . Le vagabond, assimilé à un "déchet social", est un "parasite" qui émerge des bas-fonds, des ventres des villes, "toujours insaisissable à cause de son isolement". Pour H.A. Frégier 504 , le danger n'est pas le crime, il est dans les rapports existants entre le monde du travail et les bas-fonds. La coexistence des classes laborieuses et des classes dangereuses s'enracine dans ce terreau vicié.

Le terme de bas-fonds se rapporte à l'égout, à ces zones souterraines et invisibles transportant l'ordure, l'eau souillée, contaminée par les déjections. Le vagabond est cet "homme d'égout", sur lequel s'inscrit l'abject et incarne le symbole de l'impureté. Pour F. Chanteau 505 , il est une "plaie sociale", qu'on entrevoit aisément surinfectée et suintante.

Cet homme impur est condamné, nous l'avons noté plus haut, aux travaux infamants, ingrats, et rebutants: assainir les canaux, curer les fossés, ramasser la boue et les immondices. Le corps à corps avec l'excrément et, finalement, le mélange des règnes entre l'homme sans liens et l'impureté est rendu possible par cette réification abjecte du vagabond. Oter le sale à la sueur de son front, c'est aussi éliminer, par la magie des humeurs, l'ignominie dont on est porteur.

Nettoyer et assainir se lisent dans la volonté de la purge. En 1676, l'Intendant du Béarn proclame "le roi m'a envoyé dans les provinces pour les purger de tous les fainéants et gens de mauvaise vie. Au sentiment d'Hippocrate, ce qui forme les humeurs peccantes est l'oisiveté." 506 Les hygiénistes, s'ils ont développé les techniques de contrôle social, n'ont rien inventé. Les valeurs morales sont déjà légitimées par la science médicale et il s'agit d'endiguer un désordre qui s'origine dans la contagion des liquides et sécrétions propres à l'homme.

L'épuration n'est pas une simple métaphore. La solution finale est prônée, on l'a vu en Angleterre, pour les enfants des classes dangereuses. En France, le docteur Perdrizet 507 , à la fin du XIXième siècle, propose la stérilisation des "vagabonds, aliénés et autres dégénérés". L'abomination nazie concrétisera cette volonté. A partir de 1933, les théoriciens de l'eugénisme qualifient d'asociaux les vagabonds, mendiants, prostituées, alcooliques et malades mentaux attribuant leur déviance à une infériorité génétique. La loi du 14 juillet 1933 ordonne la stérilisation des personnes atteintes de "maladies mentales héréditaires". Les asociaux subiront le même sort, les médecins invoquant "l'arriération mentale congénitale", et les vagabonds seront diagnostiqués tels des "faibles d'esprit", "crypto-débiles" ou souffrant d'une "paresse endogène".

La politique eugénique aboutira à l'extermination des malades mentaux jugés irrécupérables parmi lesquels bon nombre d'asociaux. Entre 1940 et 1941, 70 273 "réfractaires aux thérapies" sont gazés dans les centres d'euthanasie. Mais les asociaux sont aussi internés dans les camps de concentration, notamment Buchenwald, Dachau et Mauthausen. En 1943, leur nombre est estimé à 70 000 et la majorité sera exterminée par le travail et le gazage. Comme le souligne B. Massin 508 , l'épisode nazi fut le seul moment dans l'histoire de la modernité occidentale où le pouvoir de vie et de mort fut confié, sans aucune limite, à des médecins et des scientifiques. La neuro-psychiatrie austro-allemande était la plus réputée du monde et la communauté biomédicale allemande adhéra massivement au nazisme.

Après 1945, aucun des scientifiques ayant participé de près ou de loin aux stérilisations et à l'extermination des asociaux ne fut condamné. Tous reprirent leur poste prestigieux au sein d'hôpitaux, de laboratoires et d'universités. Les asociaux forment la catégorie de victimes la plus oubliée du nazisme et leur extermination n'a pas soulevé l'indignation collective. Le constat est amer et nous révèle, en définitive, une mise en acte de l'écho sourd et lointain de l'invariance d'une volonté.

Nous avons relevé, plus haut, l'actualité de la constellation associative liant les termes d'exclusion, d'épuration et de purge. Le Thesaurus Larousse mentionne la notion de répulsion et le Dictionnaire des synonymes, en traçant la carte sémantique de l'exclusion, associe à ces thématiques celle du paria et de l'intouchable tout en complétant la figure par les termes de mendiant et de pouilleux.

Ce champ de représentations est aussi actif dans la promulgation des arrêtés anti-mendicité: l'encombrement de l'espace public, les déjections humaines et les immondices sont retenus comme les indices prégnants du désordre et du sentiment d'insécurité. Purger et assainir sont des invariants qui résonnent à nos oreilles et l'anecdote que se plaît à narrer J. Damon à propos du S.A.M.U. social est là pour nous le rappeler. "Un particulier appelle les équipes mobiles du S.A.M.U. social parisien pour venir chercher un S.D.F. qui dort au pied d'un immeuble. L'équipe passée et la personne recueillie, le particulier rappelle le S.A.M.U. social pour signaler que l'équipe mobile a oublié de ramasser les cartons…" 509 L'assistance a cédé la place aux nettoyage des immondices (hommes et cartons) et le S.A.M.U. social, loin d'être considéré dans sa mission première de prise en charge de la détresse, prend ici le relais des éboueurs emportant ces "déchets sociaux" si bien décrits par A. Pagnier au XIXième siècle.

La thématique de l'ordure associée à l'état de vagabond est une constante. Au XIXième siècle, la figure du chiffonnier catalyse l'abject, la contamination et le danger. Ces derniers, refoulés à la périphérie des villes, habitaient les carrières de la Tombe-Issoire, lieu réputé hanté par les agonisants et les morts. Depuis 1786, tous les charniers de la capitale y étaient déversés et de 1832 à 1852, les condamnés à mort y étaient pendus. Les chiffonniers avaient en charge l'enlèvement des ordures. A la veille de la Révolution, la présence de ces classes dangereuse à l'intérieur des villes pose problème. Le médecin J.H. Ronesse recommande l'usage de paniers pour collecter les ordures: "Au moyen de paniers on ne verrait plus courir par la ville tous ces sales chiffonniers, ramasseurs de cendre, classes nombreuses de fainéants et vagabonds, si dangereux dans une ville comme Paris." 510 Chiffonniers et vagabonds sont assimilés dans l'abjection de leur statut. En 1920, plusieurs cas de peste sont dénombrés à Paris et l'épidémie sera appelée "la peste des chiffonniers". Plus tard, "la biffe" symbolisera le contact avec le déchet et l'ordure. Ce travail de récupération d'objets jetés dans les poubelles ou dans les décharges sera dévolu aux bandes de marginaux, aux familles du quart-monde et aux clochards. Tout un monde "anathémisé", confiné à l'extérieur des villes, dans les "ban-lieux", espace réservé à la population stigmatisée du Lumpen-Prolériat.

Notes
500.

in J.Cl. Beaune, op. cit.

501.

G. Fabre, Epidémies et contagions. L'imaginaire du mal en occident, P.U.F. éd., 1998.

502.

L.S. Mercier, Tableau de Paris: les boueurs, 1788, in C. de Silguy, Histoire des hommes et de leurs ordures du Moyen-Age à nos jours, Le Cherche Midi éd., 1996, p. 25.

503.

A. Pagnier, op. cit.

504.

H.A. Frégier, op. cit.

505.

F. Chanteau, op. cit.

506.

In G. Vigarello, Le sain et le malsain. Santé et mieux être depuis le Moyen-Age, Seuil éd., 1993, p. 119.

507.

in J.Cl. Beaune, op. cit.

508.

B. Massin, "La science nazie et l'extermination des marginaux", L'Histoire, n°217, 1998, pp. 52- 59.

509.

J. Damon, "La grande pauvreté", Informations sociales, n°60, 1997, pp. 94-101.

510.

J.H. Ronesse, Vue sur la propreté de Paris, 1782, in C. de Silguy, op. cit., p. 71.