2. Une figure de la monstruosité

Le vagabond est situé au point zéro de l'humanité. Exclu du contrat social, il est nié dans son statut d'homme et rejoint les catégories de la bête, du primitif et du monstre. Cette construction de la différence qui s'enracine dans une opposition fondamentale, celle de l'humanité et de l'animalité, est à entendre comme une justification des modes de domination et une légitimation des pratiques empreintes de violence dont le vagabond a fait l'objet.

Si l'on suit les analyses de F. Burgat 511 sur la façon dont l'animalité est définie dans son opposition à celle de l'humanité, on s'aperçoit que la déclinaison des manques par lesquels l'animal est pensé s'effectue sur trois domaines qui sont les qualités spirituelles (l'âme), les facultés intellectuelles (la raison et le langage) et les critères de la biologie (de l'os intermaxillaire au chromosome manquant.)

Le vagabond, le mendiant, le criminel, la prostituée sont "les débris de races inférieures très primitives qui se reproduisent entre elles dans les bas-fonds. Ce sont des individus nés avec des caractères propres aux races préhistoriques disparus chez les races actuelles et qui reviennent chez eux par une sorte d'atavisme." 512 A. Pagnier souligne, dans sa thèse, que la tendance nomade est un instinct préhistorique. Le vagabond est un anachronisme, un primitif de l'humanité.

Florian et Cavaglieri 513 , de l'Ecole de criminologie italienne, assimile l'état psychique du vagabond à celui du sauvage et de l'enfant, paresseux, mobiles et empreints de tendances pré-néolithiques. Primitifs et vagabonds se rejoignent d'ailleurs dans les terres lointaines et inconnues par la déportation dans les colonies. L'enfant, lui, n'a pas encore été reconnu comme un individu. Il est un petit animal que l'éducation doit humaniser ou, parfois, redresser par la contrainte.

Le vagabond est défini en opposition à l'humanité au sens où il en représente le seuil ou bien l'enfance. Il signifie l'atavisme d'instincts primitifs au cœur de la civilisation des hommes et semble être le témoin vivant d'un "avant" l'humanisation. Mais l'atavisme dénote que le danger est partout et que cette tendance primitive peut apparaître dans chaque homme d'où la nécessité d'un contrôle social rigoureux.

La dimension primitive du vagabond est observable dans les tableaux cliniques de l'époque. J.M. Charcot, dans sa dix-septième leçon, nous présente le cas de Lap…sonne, 48 ans. Décrit comme dégénéré, déséquilibré, sans domicile fixe, l'homme a l'air abruti, renfrogné, féroce même et sa physionomie est jugée en rapport avec la profession qu'il exerce. Celui-ci est un saltimbanque et joue "l'homme sauvage". Enfermé dans une cage, il dévore de la viande crue en rugissant. Selon le médecin, ce terrible cannibale n'est qu'un malheureux hystérique et sa place est à l'asile où il trouvera protection contre ses propres écarts en même temps qu'il sera mis dans l'impossibilité de nuire aux autres 514 . Lap…sonne est décrit comme un cannibale, il mange de la viande animale crue. Il appartient, dès lors, au règne de la bête et des bêtes qui se mangent entre elles ou du sauvage méconnaissant le feu et en deçà de la civilisation.

Toutefois, comme le note J.M. Labadie 515 , l'idée d'irruption du passé dans l'actuel se modifie. Il n'y a plus retour de l'origine mais régression d'une partie du Moi, tout en hésitant sur la nature de cette dernière qui peut être animale, primitive ou inconsciente. La théorie de l'automatisme ambulatoire établie par J.M. Charcot suppose une régression de l'homme soumis à une force qui lui est supérieure. Ce dernier, obnubilé, obéit à la nature première de ses instincts. Dans le même esprit, la "faiblesse psychologique" définie par P. Janet décrit un "sujet inférieur existant au dessous de la couche de conscience". Ce n'est pas un "moi dégradé" qui est à l'origine de cette faiblesse, mais un corps étranger qui prend possession de l'individu et qui s'exprime à travers lui. La bête ou la figure maléfique du diable sommeille dans l'homme et se réveille dans le corps du vagabond.

La primitivité s'inscrit aussi dans le comportement, "les vagabonds recherchent les deux satisfactions primordiales de nature animale: la faim et le plaisir sexuel. Manger et coïter." 516 Elle se lit dans les descriptions physiques insistant sur la laideur de la face (et non du visage). Le front est bas, les yeux cruels et rapprochés, les cheveux drus, la bouche ou la lippe épaisse… "Les hommes dégradés par les viles passions ont le front étroit, cela les rapproche des animaux comme les peuples les plus sauvages." 517 Enfin, le corps, dans sa difformité, révèle la monstruosité: le cerveau est atteint de lésions comme on en trouve chez les "vertébrés inférieurs", la taille est petite, la verge également (elle mesure 8 centimètres de longueur pour un vagabond, 11 pour un voleur, 12.5 pour un souteneur…) 518

D'après M. Foucault 519 , la figure du monstre s'étaye sur le caractère composite de l'individu, un homme pourvu d'un corps d'animal (ou l'inverse) ou un mélange des sexes biologiques. Les tableaux cliniques de l'époque hygiéniste dépeignent un vagabond dégénéré, aux multiples tares mentales et physiques parmi lesquelles figurent la masturbation dite effrénée mais aussi certaines caractéristiques telles la "féminité du bassin" 520 . L'homme vagabond est décrit dans sa déviance sexuelle, il est posé sur une frontière des sexes, un mélange des règnes, entre l'humain et l'inhumain et c'est par là qu'il brise un ordre. Selon G. Canguilhem, "le monstre est un vivant de valeur négative" 521 . Il est prisonnier d'un espace intermédiaire, ni mort, ni réellement vivant. Souvent décrit comme stérile, il est condamné à la dissection de son corps. La monstruosité représente une menace d'inachèvement ou de distorsion dans la formation, c'est la survivance d'une forme embryonnaire ou transitoire. Plus largement c'est une infraction à l'ordre des choses. Au XIXième siècle, la tératogénie transforme la monstruosité en un concept biologique, le monstre est naturalisé, rendu à la règle de la prévision scientifique. Comme le souligne G. Canguilhem, "Le fou est à l'asile où il sert à enseigner la raison. Le monstre est dans le bocal de l'embryologiste où il sert à enseigner la norme." 522 Néanmoins, le monstre se terre dans les représentations collectives et dans l'univers de l'effrayant et du fabuleux.

La construction de la catégorie du vagabond repose sur l'établissement d'un contre-modèle catalysant la différence. La pathologie monstrueuse et abjecte couplée à l'idée de la primitivité refoule le vagabond dans la sphère de la sous-humanité mais aussi dans celle de l'extra-humanité.

L'association entre le vagabondage masculin et les caractéristiques physiques féminines n'est pas anodine. Le point de rencontre de ces deux catégories s'origine dans le thème de la prostitution. La prostituée est décrite par les hygiénistes comme un être dégénéré, hystérique et pervers. Les recherche d'A. Corbin 523 révèlent l'existence de la "prostituée-née" décrite en terme de "femelle préhistorique". Les prostituées appartiennent, tout comme les vagabonds, au règne de l'animal, plus particulièrement à celui des "batraciens" au sous-développement affirmé. Le thème du primitif est omniprésent et la prostitution évoque la juxtaposition de l'oisiveté et de l'orgie que l'on rencontre chez les sauvages. La contagion se structure autour du sexe et ces femmes sont vouées à l'abjection de "l'égout séminal" 524 .

La stratégie discursive est celle que l'on retrouve au sujet du vagabond: propagation des épidémies, primitivité, dégénérescence et abjection. D'ailleurs, vagabonds et prostituées, "résidus des âges anciens, victimes de dégénérescence restaurant l'ancien pithécanthrope" 525 , partagent le même traitement. La déportation dans les colonies les réunit et les envoie rejoindre le primitif. En définitive, le vagabondage féminin se traduit par la prostitution 526 .

La concentration du monstre et du sexe donne naissance au monstre sexuel jugé irrécupérable et voué inéluctablement à la mort. Le cas Vacher en est un exemple prégnant. Vacher, malade mental et vagabond, est accusé d'avoir de 1894 à 1897 violé et assassiné onze jeunes bergers. L'expertise scientifique effectuée sur Vacher conclut à l'absence de troubles psychiatriques et décrit l'homme comme sadique, sanguinaire, immoral car homosexuel (alors que Vacher était pédophile) et simulateur de folie afin d'échapper à l'échafaud. Vacher sera condamné à mort et exécuté en 1898. Plusieurs médecins dont A. Marie et R. Meunier accusèrent les experts psychiatriques d'être sortis du cadre scientifique et d'avoir pris en considération des éléments d'ordre moral. D'autres médecins ajoutèrent que la responsabilité de Vacher, du fait de ses troubles mentaux et de ses nombreuses hospitalisations, était profondément diminuée. Vacher incarne la figure du vagabond dégénéré, dangereux et "irrécupérable". "Le vagabond est une bête fauve égarée en pays civilisé" 527 et l'errance conduit directement au meurtre. A. Pagnier utilisera, dans sa thèse, le personnage afin d'illustrer l'évolution logique de l'asocialité à l'antisocialité, contenue dans l'errance.

Vacher est un symbole. Ne pas le reconnaître comme fou fait de lui un simple vagabond prêt à tous les excès, du seul fait de son absence d'inscription territoriale. Il autorise ainsi la construction d'une catégorie monstrueuse, celle de l'errant, et permet de légitimer la violence des pratiques visant à son éradication.

Notes
511.

F. Burgat, "La logique de la légitimation de la violence: animalité vs humanité", in F. Héritier,

De la violence II., op. cit., pp. 45-62.

512.

L. Bordier, 1879, in C. Blanckaert, "L'anthropologie des criminels", in L. Mucchielli, Histoire de la criminologie française, L'Harmattan éd., 1995, pp. 55-88.

513.

in J.Cl Beaune, op. cit.

514.

J.M. Charcot, op. cit., pp. 237-247.

515.

J.M. Labadie, "La pensée mise à mal par le crime", Nouvelle revue de psychanalyse, n° 38, 1988, pp. 17-35.

516.

A. Lacassagne, Vacher l'éventreur et les crimes sadiques, Lyon, 1899, p. 304.

517.

L. Bourdon, 1842, in C. Blanckaert, op. cit.

518.

P. Darmon, "Le criminel-né existe-t-il?", L'Histoire, n° 168, 1993, pp. 92-95.

519.

M. Foucault, Les anormaux, op. cit.

520.

in J. Cl. Beaune, op. cit.

521.

G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Vrin éd., 1965, p. 172.

522.

Idem p. 178.

523.

A. Corbin, Les filles de noces, Aubier éd., 1978.

524.

Parent-Duchatelet, De la prostitution dans la ville de Paris, in A. Corbin, La prostitution à Paris
au XIX ième siècle, Seuil éd., 1981.

525.

A. Pagnier in J.Cl Beaune, op. cit.

526.

F. Dubief, La question du vagabondage, Fasquelle éd., 1911, p. 170 et suivantes.

527.

A. Bérard, "Le vagabondage en France", Les Archives de l'anthropologie criminelle, T. 3, 1898, p. 604.