3. Le juif errant

Le vagabond, par son absence d'inscription territoriale et sa déliaison symbolique, est une figure de l'ailleurs condensant toutes les menaces. Homme de nulle part, sans passé et sans avenir, il est saisi dans la fugacité de son présent. Sa réalité humaine s'estompe peu à peu et se perd dans les représentations de l'abject, du primitif et du monstre. Les discours et les pratiques dont il fait l'objet dissolvent son identité et le transforment en une chimère irréelle quasi fantasmatique. Cette appropriation qui le déshumanise fait du vagabond un archétype saisi dans un espace particulier, celui de la légende. Les comparaisons entre le vagabond et le personnage mythique du juif errant sont multiples jusqu'à ne faire de l'homme en errance et d'Ahasvérus qu'une seule et même figure de l'étranger.

Le mouvement hygiéniste a retenu de nombreux cas de vagabonds israélites et a relié errance et "pathologie du juif" 528 . Le juif est défini, à cette époque, comme un nomade présentant un état mental spécifique: "l'Israélite est particulièrement exposé à toutes les manifestations de la névrose." 529 Les débuts de l'affaire Dreyfus, en 1894, ne vont qu'amplifier un antisémitisme déjà prégnant. Le juif est décrit comme sournois, simulateur et cet homme sans terre constitue l'archétype du vagabond. Mieux encore, la médecine associera clinique et légende et verra dans tout vagabond israélite la figure d'Ahasvérus, condamné à l'errance perpétuelle pour avoir maltraité le Christ.

J.M. Charcot, dans sa seizième leçon, nous présente le cas de Klein, jeune israélite hongrois de 23 ans. L'auteur le décrit comme un névropathe voyageur mu par un besoin irrésistible de se déplacer sans pouvoir se fixer nulle part. Sa débilitation physique et sa démoralisation profonde en font un déséquilibré et "un véritable descendant d'Ahasvérus" 530 . Toutefois, selon le médecin, Klein "(…) était peut-être déjà prédisposé à la névrose hystérique; Il est un Israélite, remarquez-le bien et le fait seul de sa pérégrination bizarre nous le présente comme mentalement soumis au régime des impulsions." 531

L'essence du juif se fonde dans l'errance perpétuelle. Cet axiome scientifique consacre les théories de la dégénérescence et met l'accent sur la "nature profonde" de l'individu. L'errance dont il est question fonctionne sur le mode de l'automatisme aliénant l'individu sans volonté soumis, non plus à la puissance de ses instincts comme c'est le cas chez le primitif, mais à celle de sa faute impardonnable. "L'Israélite voyageur" 532 est ainsi pour les médecins le type-idéal d'un état mental particulier, comparable à celui observé dans le somnambulisme, dans lequel le sujet plie l'échine sous le poids du fatum de sa race. Les Israélites deviennent, dès lors, les fils consacrés d'Ahasvérus et leur errance éternelle le témoin d'une tragédie culturelle.

H. Meige, médecin à la Salpêtrière, déclarera "nous espérons faire reconnaître que le juif errant de la légende et le juif errant des cliniques ne sont qu'un seul et même type: un névropathe voyageur pérégrinant sans cesse (…), suivi bientôt d'un autre qui lui ressemble en tout point." Les juifs "ont une passion pour la pérégrination." 533

A la passion souffrante du Christ est opposée, comme par retournement, celle du juif pour ses voyages sans but et sans limite. En fin de compte, l'un ne peut advenir sans l'autre. Le Christ et le juif sont des figures inversées et le juif errant est l'élément indispensable à la croyance, il en constitue, en quelque sorte, son principe de réalité et en assure sa pérennité.

Notes
528.

H. Meige, Etude sur certains névropathes voyageurs: le juif errant à la Salpêtrière, Thèse de médecine, 1893.

529.

J.M. Charcot, op. cit., p. 236.

530.

Idem p. 231.

531.

Ibid. p. 236.

532.

Expression formulée par H. Meige, op. cit., reprise par D. Marie et R. Meunier, op. cit.

533.

H. Meige, op. cit., p. 204.