CHAPITRE III. CAIN, LE PREMIER VAGABOND

Selon J. Bottéro 534 , la Bible est la plus vieille histoire du monde. En cela, c'est une "ère mythique" qui se confond avec la "mémoire universelle". Les textes de la Genèse ont été composés par des lettrés hébreux qui ont retravaillé les mythes mésopotamiens. Aux luttes des dieux, ils ont substitué l'affirmation du monothéisme et ont doté Israël de récits d'origine lui permettant d'affirmer la dimension irréductible de sa foi devant les religions polythéistes. Dès lors, les textes du Pentateuque sont entendus par certains comme des contre-mythes élaborés par le travail des hommes. En suivant M. Eliade 535 , nous avons affirmé plus haut que le mythe révèle ce qui s'est passé in illo tempore. Il nous dévoile un mystère, un événement primordial et nous raconte comment le Monde et l'Homme sont venus à l'Etre. La présence divine créant ce Monde nous ouvre l'espace du sacré et fait du mythe un modèle pour l'éternité. Nous pensons que la question de la temporalité est primordiale au repérage du mythe.

Pour le croyant, les personnages de la Bible appartiennent, il est vrai, à un temps historique, réel. Toutefois, la dimension religieuse nous fait entrevoir une vision mythique du temps se traduisant par le recouvrement du temps des Commencements, du "grand Temps" 536 .

L'histoire d'Abel et Caïn s'inscrit dans le temps primordial de la Genèse et de son livre initial, les origines du monde et de l'humanité. La Création et la Chute nous racontent le Commencement du monde 537 , l'avènement de l'Homme et de la Femme, la naissance de Caïn, premier fils du premier acte de chair, premier meurtrier et premier errant sur terre. Par là, nous entendons ce premier et unique fratricide, toujours présent à l'horizon de notre histoire et donc sans besoin de répétition, comme appartenant au registre du mythe ouvrant sur le "grand Temps" et nous dévoilant la loi et l'ordre du monde.

Nous tentons, dans ce dernier chapitre consacré à la mise en perspective historique de la question S.D.F., un éclairage à la lueur de cette histoire et ceci pour plusieurs raisons. Il nous semble que l'acte même de Caïn, le meurtre du frère rompt l'alliance entre les hommes et recoupe, ainsi, la problématique portée par l'exclusion sociale. La notion dénonce, on l'a souligné, une rupture du lien unissant les hommes entre eux et trace un "côte à côte" interdisant l'échange au sein de l'espace symbolique. Le fratricide annihile la reconnaissance de l'autre comme semblable et détruit toute forme de liens. Caïn, expulsé du lieu qui l'a vu naître, s'en ira vers le pays de Nod, celui des fuyards si l'on se réfère à la racine dont le mot est tiré (nâd signifie la fuite) et occupe ainsi le lieu même de l'errance. Stigmatisé au sein de l'espace social par la marque de protection divine, il devient un intouchable, symbole vivant de son acte et témoin de la violence humaine.

Le mythe d'Abel et Caïn a connu nombre de dérivations notamment dans la littérature et la musique. Jusqu'au XIXième siècle, la figure de Caïn est celle d'un meurtrier par opposition à Abel le Pur. Chez V. Hugo, Caïn personnifie le coupable poursuivi par le remords et incarne la mauvaise conscience. A la suite de Byron, Baudelaire et Leconte de Lisle verront en Caïn un révolté contre l'ordre du monde. Ces dérivations sont le signe de la forte vivacité du mythe. Ce dernier, récit princeps, est d'abord un objet social et cela par son mode de transmission. Il est consigné dans la Bible, texte fondateur de notre culture judéo-chrétienne. Il est raconté de génération en génération. Il circule au sein du social sous forme de croyances ou pose des questions fondamentales sans cesse reprises par la collectivité.

Nous présenterons et étudierons, dans la première section de ce chapitre, le texte biblique et les commentaires que celui-ci a inspirés. La deuxième section sera consacrée à la dérivation du mythe dans les croyances populaires. Plus particulièrement, nous mettrons l'accent sur un entrelacs de représentations reliant Caïn à la figure du vagabond. Notre but n'est pas de nous livrer à un travail d'exégèse ou de théologie. Dans une perspective psychosociale, nous recherchons ce que les hommes ont entendu et fait advenir de cette parole mythique et la manière dont celle-ci, portée par notre mémoire, a inscrit son empreinte sur la pensée sociale.

Nous tentons, ainsi, après avoir relevé la pérennité d'un halo de représentations formulé sur l'errant, de prolonger notre recherche en éclairant, à la lueur d'une histoire princeps, la compréhension d'invariants à la base de nos matrices culturelles ordonnant en catégories cristallisées le monde qui nous entoure et structurant les représentations que nous en formulons.

Notes
534.

J. Bottéro, "Le mythe et la connaissance de l'autre", Revue européenne des sciences sociales, T. XVIII, n° 53, 1980, pp. 121-129.

535.

M. Eliade, op. cit.

536.

La formule est de M. Eliade.

537.

"Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre" (Gen.1). Nous avons utilisé, en référence principale, La Bible de Jérusalem, éd. Du Cerf (1973), Desclée de Brouwer, 1975, traduction sous la direction de l'Ecole Biblique de Jérusalem.