SECTION II. Dérivations du mythe

D'après E. Wolf 545 , il a toujours existé, parallèlement aux religions officielles, un ensemble de croyances populaires et païennes échappant à l'autorité de l'Eglise. Les mythologies de l'Antiquité, les commentaires rabbiniques portent la trace de ces croyances lesquelles, elles-mêmes, incorporent des fragments de textes bibliques. Jusqu'à l'heure scientifique, ces croyances tenaient lieu de vérité aux médecins, aux historiens, aux penseurs. Ainsi, ces dernières constituaient "les structures implicites de la morale et de la religion, le paysage mental de nos ancêtres." 546

Caïn, premier assassin, est un être différent, habité par le mal dès sa naissance. Selon le Tiqouné ha Zohar 547 , Caïn relève de l'arbre du bien et du mal, il est le poison que le serpent a inoculé à Eve, en cela son cheminement le conduit à tuer. Pour rabbi Abraham Saba 548 , le premier-né relève du poison que le serpent injecta en Eve. Abel qui est un juste est arrivé second, Caïn, maculé de sang, est apparu le premier. Dans le Targoum Ben Ouziel 549 , on peut lire que Eve a été engrossée par l'ange Sammaël, l'ange du poison, et enfanta Caïn. Ce poison est le venin du serpent que chevaucha l'ange. Rabbi Menahem Recanati 550 écrit que "de la racine du serpent sort un basilic, Caïn, et que rien ne peut conjurer la brûlure de ce serpent si bien que Caïn s'en trouve intensément rouge." Enfin, les Pirqé de rabbi Eliézer 551 racontent que "Sammaël, juché sur le serpent vint vers Eve qui conçut Caïn. Après quoi, Adam vint vers elle et cette dernière conçut Abel."

L'image de Caïn telle qu'elle est proposée par ces textes s'articule autour de deux points fondamentaux. Tout d'abord Caïn a été engendré dans la faute, son père est le serpent ou le poison, cette idée peut d'ailleurs s'expliquer comme résolution du problème posé par l'absence d'Adam sur la scène parentale. Le deuxième point est l'omniprésence du sang et de la couleur rouge. On peut supposer que le sang dont est maculé Caïn provient de la défloraison d'Eve. Une autre explication consisterait à supposer que ce sang indiquerait les premiers flux menstruels de celle-ci. C. Gaignebet 552 souligne, à ce propos, que les menstrues sont provoquées, dans les mythes, par la morsure (l'accouplement) d'un amant en forme de serpent. Caïn serait donc né d'un coït alors qu'Eve connaissait ses menstrues. Or G. Pichon 553 remarque, dans de nombreuses traditions, que les règles sont synonymes d'impureté interdisant tout acte sexuel. Caïn serait donc le fruit d'une transgression. Bien plus, les médecines antiques et médiévales attribuent à cet acte l'origine de la lèpre: "Alzaranius dit que l'enfant devient ladre s'il est engendré du propre sang menstruel" 554 . Le Lévitique associe d'ailleurs lèpre et menstrues dans ses règles relatives au pur et à l'impur. La lèpre n'est pas qu'une maladie, elle est le signe d'une impureté condamnant ceux qu'elle touche à vivre dans un espace particulier. La cérémonie dont le lépreux fait l'objet a pour but de l'exclure hors de l'espace social et de l'envoyer vivre en marge des villes dans des quartiers qui lui sont réservés. L'enfant naissant de ce coït a, de surcroît, les cheveux roux ou rouges et porte de façon visible cette trace du sang de sa mère. L'homme roux est jugé impur, violent et sanguinaire. Il propage le sang et laisse des blessures ouvertes et sanglantes. Le sang des roux n'est pas de même nature que celui des autres hommes, il est souvent trop liquide et l'odeur qu'il dégage rappelle celle des règles 555 .

E. Wolf 556 relie la rousseur possible de Caïn à l'image antisémite du juif roux. Le premier fratricide a longtemps incarné dans l'imaginaire chrétien le peuple juif. L'appellation Poil de Judas désignant péjorativement l'homme roux puise, d'ailleurs, dans la tradition biblique et associe le traître aux juifs, frères de Caïn (dans la Légende dorée, Judas assassine son frère). Les juifs, s'ils ont été pourchassés en raison de leur déicide, ont parfois été protégés par les papes. Nous avions déjà souligné, par la figure du Juif errant, le rôle de ce peuple, dont la présence atteste l'inscription de l'histoire du Christ dans la réalité. Garants de cette vérité, les juifs doivent être, dès lors, situés dans un espace particulier: maudit et sacré à la fois.

Nous tentons, ici, un parallèle avec la situation du lépreux. Ce dernier, s'il est effectivement retranché du corps social par un rite funéraire, n'est pas mis à mort. Vivant aux frontières des villes, il incarne la figure du mort-vivant. Occupé à des métiers impurs et infamants, il est distingué des hommes ordinaires en même temps que protégé de la mort. Agitant sa crécelle, intouchable, on l'imagine volontiers se déplaçant dans un espace aux contours ambigus. Ni totalement homme, ni entièrement différent, le lépreux incarne le semblable et l'altérité à la fois.

Cet homme impur rejoint le vagabond situé lui aussi dans ce que l'on pourrait nommer des espaces frontaliers. Ce dernier prend, dans les croyances et contes populaire, la figure de l'homme habitant la forêt, l'homme-sauvage, qui ne survit dans ce lieu inhospitalier et dangereux, que par sa qualité merveilleuse et monstrueuse, de mélange des règnes. L'édit de Chilpéric 557 , en 574, définissait les malfaiteurs comme des hommes méchants, sans domicile, vivant dans les forêts.

Au Moyen-Age, le lien entre l'errance et la lèpre se lit dans certains textes. Les règlements concernant les étuveurs de Paris indiquent "que nuls ne prennent en leur maison, étuves et bordiaux, ni de jour et de nuit, mesel ou lépreux, vagabonds ou autres gens diffamés". 558 Le stigmate du lépreux est visible sur sa face, celui du vagabond est porté par son errance et cette marque symbolique rappelle étrangement celle ornant le front de Caïn, traduisant la disgrâce dans le pays de Nod mais aussi la protection divine. La rencontre de l'homme diffamé avec Dieu est fréquente et cette interaction lui donne cette dimension de l'altérité. Le protecteur des pèlerins, Saint Pérégrin, est un lépreux. La légende raconte qu'un pauvre mesel, enfermé la nuit dans une église, est surpris par une grande clarté, c'est Jésus qui vient prendre possession de la maison. Afin que le lépreux témoigne de son passage, Jésus lui retire la peau de la face et le mesel devient pèlerin, saint patron de tous les voyageurs. Le thème du témoin de la présence divine est omniprésent. Que ce soit pour le juif, le ladre ou Caïn, l'espace en question déborde sur le sacré et c'est en cela qu'il se différencie d'un lieu traditionnel et simplement humain.

La légende de Saint-Pérégrin met en scène Jésus libérant de sa peau un pauvre ladre qui devra, en retour, marcher sur les chemins. Le lupus, encore appelé mal Saint-Sylvain, est une maladie souvent confondue avec la lèpre et donne à celui qui en souffre un masque de loup. Oter la peau du visage du ladre équivaut à lui retirer son masque. On peut supposer que le pouvoir divin, s'il peut guérir la lèpre, a le don de l'imprimer et ce sceau s'apparente, alors, au stigmate infligé à cet être surnaturel, dialoguant avec Dieu. L'histoire de Sylvain, le charpentier, décrit celui-ci couvert d'une peau de loup tout comme Sylvanus, la divinité latine. Le nom de loup ou loup-garou est celui donné, au Moyen-Age, aux gavots. Habitants l'Est de la France, ces derniers, compagnons de Salomon, sont, tout comme Caïn et quelques-uns de ses fils, maçons, charpentiers et bâtisseurs. Les gavots sont des parias considérés comme les descendants des lépreux 559 . Dans les villes, certains quartiers leurs sont réservés, leur accès à l'église se fait par une porte dérobée et il leur est interdit de plonger la main dans le bénitier commun. Si l'on en croit M. Cataluccio 560 , l'épithète "fils de Caïn" s'appliquait aux lycanthropes, aux hommes-loups mais aussi aux vagabonds errant sur les chemins ou vivant dans les bois. Ces derniers incarnaient (comme les faux mendiants) la duplicité et la tromperie. Ce mélange des règnes est souligné par G. Agamben 561 . Pendant la période du haut Moyen-Age, le bandit était considéré comme un loup-garou ou un homme loup et cette identité le situait dans un espace symbolique indéfini. Vivant et mort à la fois, l'individu n'appartient à aucun règne. Ni homme ni bête, il occupe un espace d'indétermination entre la lupinisation de l'homme et l'hominisation du loup.

Les personnages sont, dès lors, distribués et la scène emprunte aux thèmes de la stigmatisation, de la monstruosité, de l'errance, et de l'inscription territoriale. Le vagabond, fils de Caïn, homme-sauvage ou homme-loup se confond avec le lépreux, le roux, le juif, tous incarnés dans Caïn, le bâtisseur, fils du serpent, tâché de sang et errant sur un sol infertile. Le stigmate apposé sur le front de Caïn se transforme, au gré des croyances populaires, en lèpre, lupus ou rousseur des cheveux. Situées dans une inscription territoriale qui les marginalise et dans une inscription symbolique qui les exclue de la communauté et de la socialité, ces figures légendaires et merveilleuses occupent un espace interstitiel et sacré, un lieu de médiation entre Dieu et l'homme, l'homme et la bête, le bien et le mal. Ces "hommes-frontières" effrayants ont une importance capitale. Leur présence nous permet de découper l'espace et nous autorisent à le lire en traçant la carte de l'identique et de l'altérité. Par là, ils nous rassurent car "ils permettent aux humains de savoir sur quel territoire ils demeurent et où commence le domaine de l'Autre". 562

Notes
545.

E. Wolf, "Les figures de l'ambiguïté", in J. Hassoun, op. cit.

546.

Idem, p. 36.

547.

Texte du XIVième siècle, d'après R. Siméon Ben Yohaï (IIième siècle).

548.

Tseror ha-Mor, (1522).

549.

Texte du 7ième siècle.

550.

Texte du 13ième siècle.

551.

Texte du 9ième siècle.

552.

C. Gaignebet, J. Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen-Age, P.U.F. éd., 1985.

553.

G. Pichon, "La lèpre et le péché", Nouvelle revue de psychanalyse, n° 38, 1988, pp. 147-158.

554.

Cl. Fabre-Vassas, La bête singulière, les juifs, les chrétiens et le cochon, Gallimard éd., 1994.

555.

Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Gallimard éd., 1979.

556.

E. Wolf, op. cit.

557.

B. Geremek, "Le marginal", op. cit., p. 386.

558.

C. Gaignebet, J. Lajoux, op. cit., p.51.

559.

E. Wolf, op.cit.

560.

M. Cataluccio, préface, in B. Geremek, Les fils de Caïn, op. cit.

561.

G. Agemben, Homo sacer: le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil éd., 1997.

562.

E. Wolf, op. cit., p. 41.