SECTION III. Conclusion

Nous avions proposé, en lisière de notre recherche, un éclairage à la lueur du mythe d'Abel et Caïn. Afin d'en évaluer la portée, nous allons nous recentrer sur notre problématique et faire le point sur les éléments avancés tout au long de ce travail.

Notre questionnement initial portait sur la façon dont les individus dits exclus, et plus précisément les S.D.F., étaient pensés et représentés dans et par les discours. Dès lors, nous nous sommes penché sur les effets du travail d'énonciation à travers lesquels la réalité de l'exclusion est construite. En prenant comme objet les représentations sociales et les cadres de pensée préexistants qui les génèrent, notre volonté était d'inscrire ces dernières dans une perspective socio-historique, dans l'espace de notre mémoire sociale, et de les entendre comme l'écho d'un système culturel conçu comme un substrat. Porté par les analyses conceptuelles sur les catégorisations, nous avons recherché l'organisation interne de cette notion si complexe qu'est l'exclusion et la place du S.D.F. à l'intérieur de ce vaste champ. Le forum, constitué par les discours scientifiques, de sens commun et médiatiques, construit une figure du S.D.F. articulé sur la déviance et s'étaye sur des représentations dans lesquelles nous retrouvons des traces du passé. Encouragé par ces premiers résultats, nous avons effectué une mise en perspective socio-historique en plaçant l'errance comme modèle permettant la distinction entre les différentes catégories de pauvre. La mise en tension des discours sur le vagabond et le S.D.F. a permis de retrouver des similitudes à travers les pratiques de contrôle social et de mettre à jour une matrice assimilant errance et déviance. Les représentations qui en découlent s'éloignent d'un discours compatissant sur l'exclusion et dépeignent un individu au comportement dangereux, suscitant un sentiment d'insécurité, malade mental ou psychiquement fragile sur lequel l'errance s'inscrit. L'absence d'inscription territoriale et d'appartenance symbolique à la communauté des hommes qui en résulte a transformé le vagabond en un personnage monstrueux et légendaire notamment dans le récit du juif errant. Les croyances populaires dérivées du mythe d'Abel et Caïn se déploient dans l'effrayant conjugué au merveilleux. Nous avions insisté, plus haut, sur la norme de domiciliation et sur la valeur de l'inscription territoriale. L'éclairage du récit mythique et de ses dérivations nous enjoint à insister plus encore sur la thématique de l'espace. L'errance, assimilée à une conduite déviante, déstructure celui-ci en même temps qu'elle en délimite les frontières et les zones d'ombre. Les figures stigmatisées qui se rejoignent dans le personnage de Caïn forment une communauté confinée dans un espace intermédiaire visible topographiquement dans des lieux de relégations où ces populations sont fixées: périphéries villageoises ou citadines (forêts, banlieues, interdiction de séjour dans les centres villes), léproseries, hôpitaux généraux, prisons, dépôts de mendicité, colonies, centres de réadaptation, hôpitaux psychiatriques… Emerge alors une problématique du lien social alimenté par la question du lieu. L'exclusion signe une situation de côte à côte interdisant toute interaction, une coupure radicale au sein de l'espace social délimitant des lieux spécifiques. C'est à l'intérieur de ces lieux que les liens se tissent et fabriquent la socialité. La présence et, plus encore, la construction de non-lieux, ce que nous avons appelé plus haut l'espace interstitiel habité par des hommes-frontières à la dimension sacrée, attesterait, par inversion, l'existence de ces espaces socialisés. Ces hommes, nous l'avons observé, ont vocation de témoins. Leur existence garantirait la présence de lieux d'inclusion et d'un espace symbolique dénommé comme tel. En filigrane, se pose alors la question de ces lieux d'inclusion et l'incertitude de leur existence puisque les hommes-frontières nous sont nécessaires à leur localisation. Dès lors, nous pourrions supposer que les discours sur l'exclusion tendent moins à énoncer celle-ci qu'à s'interroger sur les modalités de l'inclusion et ses conditions de possibilité. En définitive, il semblerait que le débat social axé sur la périphérie tente de répondre à une question d'abord posée sur son propre centre traduisant, par là, une cruelle incertitude quant à son existence réelle.