1. Le projet sémiotique

La sémiotique se donne pour but l'exploration du sens. A.J. Greimas, qui en est le père fondateur, la définit comme une théorie de la signification: "son souci premier sera d'expliciter, sous forme d'une construction conceptuelle, les conditions de la saisie et de la production du sens (…)" 563 Selon l'auteur, tout texte possède une part latente ou "immanente" et le but de la méthode consiste à découvrir cette face cachée. S'écartant du regard psychanalytique jugé peu objectif, la sémiotique se traduit par une position particulière face au texte qu'elle analyse. Tout d'abord, elle préconise de lui rester fidèle afin d'éviter le piège de la subjectivité. S'il n'est pas interdit de mettre le discours étudié en tension avec d'autres sources ou de restituer un contexte de production, toute affirmation de l'analyste sur le sens doit s'étayer sur ce qui est dit ou écrit. Il convient, ensuite, de délaisser la recherche illusoire de la profondeur au profit de la surface du texte. Tout est dit dans les mots et la sémiotique retient ce qui est énoncé mais aussi la forme du texte. De là découle l'insistance d'A.J. Greimas sur la dimension complexe du texte dans lequel s'articulent un donné et les principes mêmes d'interprétation de celui-ci. Dès lors, l'analyste doit trouver et étudier dans le corps du texte le contenu mais aussi l'organisation discursive, clef d'accès à la signification. Le but sera de reconstruire le réseau de relations qui organise tout texte.

En s'inspirant des travaux de F. de Saussure 564 , on peut dire que tout texte comporte un signifiant, une forme linguistique, et un signifié, un contenu ou une histoire. L'analyse linguistique traite du signifiant. Le projet sémiotique, lui, se penche sur le signifié et, s'appuyant sur les travaux de L. Hjelmslev 565 , distingue dans le contenu une composante grammaticale, une forme, et une composante sémantique, une substance. L'analyse, dès lors, opère sur deux directions qui sont la substance et la forme de ce contenu et repère une ordonnance morphologique et syntaxique. C'est l'observation de ces deux composantes qui permet l'exploration du sens. L'impact des recherches menées par L. Hjelmslev se révélera primordial pour A. J. Greimas. Libéré de la vision biface du signe organisé en signifiant et signifié, le projet sémiotique fera naître une théorie de la signification et le discours pourra être entendu ainsi comme une totalité signifiante et non plus comme une addition de signes dans le texte. De plus, une organisation autonome du contenu indépendante de l'expression pouvait être envisageable. Enfin, le décrochage, par L. Hjelmslev, par rapport à la théorie saussurienne du signe autorisa l'étude des deux composantes de celui-ci en terme de "figures" et allait donner lieu à la conception greimassienne des unités figuratives du contenu caractéristiques de l'analyse sémiotique discursive. Selon A.J. Greimas, la signification est corollaire au parcours lui-même constitué de transformations. Le texte est le lieu où se déploient les modifications construisant le discours et incarne le support de manifestation des parcours signifiants. Le sens se présente, dès lors, comme une suite organisée d'états sémantiques. Le modèle d'analyse de la forme du contenu d'un texte proposé par la sémiotique présuppose une organisation à trois niveaux. Ce modèle est dénommé parcours génératif au sens où les structures le composant sont distinctes mais intégrées dans un modèle général. Trois niveaux organisent les contraintes auxquelles est soumise la production du sens: le niveau de surface, le niveau de la profondeur et, enfin, celui de la manifestation.

Le niveau de surface se structure autour d'une composante narrative qui "règle la succession et l'enchaînement des états et des transformations" 566 et d'une composante discursive qui "règle dans un texte l'enchaînement des figures et des effets de sens." 567

Nous avons insisté sur la position sémiotique qui ne conçoit le sens que dans la différence. L'analyse narrative aura pour tâche de décrire les transformations successives lisibles dans le texte en différenciant ce qui ressort de l'état (l'être) et des transformations (le faire). Les énoncés d'état définissent une relation entre un sujet et un objet, que celle-ci soit conjonctive (SVO) ou disjonctive (S٨O). Les énoncés de transformations opèrent, eux aussi, sur la conjonction ou la disjonction et décrivent le passage d'une forme d'état à une autre. On appelle programme narratif la suite d'états et de transformations qui s'enchaînent sur la base d'une relation sujet-objet et de sa transformation. Ce programme s'organise sur quatre phases. La performance définit toute opération du faire qui réalise une transformation d'état conjonctive ou disjonctive. Cette opération nécessite un agent appelé sujet opérateur ou sujet du faire. Deux sujets sont donc présents dans l'analyse narrative: le sujet d'état en relation avec l'objet et le sujet opérateur en relation avec une performance. La compétence du sujet opérateur représente l'ensemble des conditions nécessaires à la réalisation de la performance et recouvre quatre éléments: le devoir-faire, le vouloir-faire, le pouvoir-faire et le savoir-faire. Le programme narratif s'organise autour de la performance principale. Le faire transformant l'être sera réalisé selon le devoir, le vouloir, le pouvoir ou le savoir. L'acquisition de la compétence peut être subordonnée au texte ou couvrir la totalité du récit. De la même façon que nous trouvons deux sujets, nous rencontrons deux objets: l'objet de la transformation, appelé objet-valeur, et l'objet modal qui est l'élément de compétence nécessaire en vue de la réalisation de la performance. La phase de la manipulation est constituée par le faire-faire qui enjoint le sujet opérateur à agir et à exercer la performance du programme narratif. Ce faire-faire se traduit par une relation de manipulation, le plus souvent une persuasion, entre le sujet opérateur et le destinateur qui en est l'agent (le sujet opérateur épouse, dans ce cas, le rôle du destinataire). La dernière phase se définit par la sanction qui évalue l'état final consécutif à l'opération de transformation et donc l'action du sujet.

Le schéma d'ensemble du programme narratif déroulant les opérations de transformation s'organise donc autour de quatre phases qui sont la performance, la compétence, la manipulation et la sanction. Ces phases s'appellent logiquement mais ne se manifestent pas toujours dans un tel ensemble structuré. Toutefois, si l'on parvient à pister une de ces phases, il convient alors d'en rechercher l'organisation afin de reconstituer le programme narratif dans sa globalité. L'analyse narrative se penche sur l'étude du signifié mais n'épuise pas l'étude du contenu d'un texte. Ainsi, elle calque un modèle d'analyse axé sur les transformations sur tous les textes qu'elle rencontre. Il convient d'étudier, toutefois, les formes que prennent ces contenus et qui différent selon le genre des textes.

La deuxième composante du niveau de surface, l'analyse discursive, se penchera sur ces contenus et en décrira la forme et le statut. Cette dernière a pour objectif d'étudier "à partir des articulations signifiantes du plan figuratif, les formes plus profondes de cohérence que celles-ci présupposent (…)" 568 Le texte s'organise sur une série de transformations mais aussi sur une organisation des unités du contenu qui habillent les rôles actantiels et les fonctions. L'actant est celui qui accomplit ou subit l'acte et relève d'une syntaxe narrative 569 . Sa définition est plus large que celle du personnage puisqu'il peut prendre la forme d'un humain, d'un animal ou d'un objet. Cet actant assume un certain nombre de rôles actantiels tout au long de son parcours. Si des rôles thématiques lui sont associés, alors il devient un acteur se déployant dans le discours, mêlant composante syntaxique et sémantique. En prenant l'exemple du lexème "pêcheur", A. J. Greimas 570 définit les rôles thématiques comme des représentations, sous forme actantielle d'un thème spécifique, définies par une double réduction: une réduction de la configuration discursive à un seul parcours figuratif réalisé dans le discours et une réduction de celui-ci à un agent compétent qui le subsume. La notion de figure, on le voit, est au centre de l'analyse discursive. Les figures sont portées par le lexique (les mots) et définies tout d'abord par le noyau stable de la signification (définition du dictionnaire par exemple). Néanmoins, le sens se déploie dans un contexte et le discours sélectionne une utilisation spécifique du mot.

Nous avions travaillé plus haut sur la carte sémantique dressée par le Dictionnaire des synonymes des mots exclusion, exclu et S.D.F. et nous avions insisté sur les constellations associatives construisant le réseau de sens. L'analyse discursive tentera de repérer ce réseau et les rapports que les figures entretiennent à l'intérieur du texte. Les figures ne sont pas isolées et le discours est comparé à un tissu car "les divers fils qui le tissent sont ici les figures du discours." 571 Ce réseau est appelé parcours figuratif et l'analyse du texte aura pour but de relever l'ensemble des parcours le constituant. En amont, ces parcours ouvrent la voie à la configuration discursive qui peut être comparée à des micro-récits indépendants de leur contexte et donc autosuffisants. Dans ce cadre, les parcours figuratifs ne sont que des réalisations particulières de configurations plus générales. A cet égard, A. J. Greimas rend compte par l'utilisation de la configuration discursive de la manière dont une isotopie 572 culinaire unique se maintient dans le mythe bororo de l'origine du feu. Dès lors, l'étude des configurations discursives, par l'intermédiaire des parcours, nous ouvre la voie vers le repérage des matrices culturelles générant les représentations accessibles par la lecture de ces parcours figuratifs.

Pour finir, nous ajouterons que l'analyse discursive qui tente de révéler les configurations s'organise autour des rôles thématiques. Les parcours figuratifs peuvent être rapportés à un personnage clef jouant un rôle constituant un condensé. En s'appuyant sur la légende de l'homme à la cervelle d'or d'A. Daudet, Le Groupe d'Entrevernes extrait le parcours figuratif du comportement de l'enfant qui "trébuche", qui "se trimballe lourdement", qui "heurte". Ces figures de parcours se condensent dans le rôle thématique de "l'enfant gauche" qui contribue à le décrire et à lui donner un certain poids sémantique. L'acteur est ainsi défini comme une figure porteuse de rôles actantiels le positionnant dans un programme narratif et de rôles thématiques définissant son appartenance à un parcours figuratif. Dès lors, l'acteur est à la jonction de l'analyse narrative et discursive et c'est sa présence qui articule les deux composantes constituant le niveau de surface.

La dimension narrative ordonne les formes discursives par l'imposition de relations que celle-ci dessine à l'intérieur du texte. L'analyse de la surface nous permet d'étudier l'organisation selon laquelle se construit le discours. Le passage au niveau profond a pour objectif d'observer la logique qui prévaut à cette organisation. "Si les structures superficielles se construisent au delà des mots en tissant des relations de parcours et des programmes narratifs qui transcendent les simples lexèmes d'un texte, les structures profondes se construisent en deçà des mots en ordonnant ce au nom de quoi sont instaurés ces parcours et ces programmes." 573 Ainsi, les structures profondes sont considérées comme sous-jacentes à l'énoncé. Leur étude nécessite tout d'abord l'analyse linguistique des sèmes qui sont des unités minimales de signification. Le travail consistera à rechercher les traits sémiques, le réseau de sèmes, associés aux signifiés. La définition donnée par les dictionnaires permet de rechercher les sèmes communs et différents qu'un mot entretient avec d'autres termes issus du texte. C'est par ce réseau de différences que se produit la tension entre les mots et donc la signification. Le noyau stable d'une figure est cet ensemble de traits minimaux ou de sèmes et débouche sur le parcours sémémique. Les parcours figuratifs s'appuient sur le dispositif sémique afin de réaliser des effets de sens. La sémiotique différencie les sèmes nucléaires traduisant la définition du mot des classèmes ou des sèmes de contexte qui tracent le niveau sémantique de la signification du texte. Les mots, toujours dans un réseau, sont associés à d'autres termes et cette constellation oriente la signification. L'organisation sous-jacente au texte, sa cohérence, mais aussi son homogénéité 574 , sont fournies par l'isotopie qui peut être définie "comme un plan commun (…) qui s'entend comme la permanence de quelques traits minimaux." 575 Aux deux sortes de sèmes correspondent deux isotopies. Une isotopie sémantique assurant cohérence aux classèmes et donc au texte et une isotopie sémiologique qui autorise un rapprochement des figures entre elles par l'intermédiaire, notamment, des métaphores ou des jeux de mots.

La compréhension de l'articulation des sèmes est à la base du niveau profond. Cette organisation est modélisée sous la forme du carré sémiotique simulant le dispositif réglé des différences constituant la signification d'un univers sémantique donné. Ce carré est défini comme "une structure élémentaire de la forme de la signification, comme une représentation formelle iconique d'un mode universel d'articulation (…)" 576 Il constitue l'ensemble organisé des relations qui rendent compte des articulations de la signification mais aussi d'opérations qui traduisent le mouvement dynamique du texte. Ainsi, le carré sémiotique autorise la représentation de l'architecture du sens dans un texte et le stockage des résultats de l'investigation. Plus généralement, il permet d'anticiper et de prévoir les relations et les opérations porteuses de signification. Il assure ainsi le lien logique et sous-jacent entre structure profonde et structure de surface. Au niveau profond, la structure élémentaire organise les relations et les opérations et incarne le socle sur lequel se développent les programmes narratifs et les parcours figuratifs du niveau de surface. Mais le carré sémiotique témoigne aussi du troisième niveau, celui des structures de "la manifestation qui produisent et organisent les signifiants." 577 Ces dernières sont particulières à telle ou telle langue et concernent aussi le support sur lequel elles s'étayent. C'est à ce titre que certains ont pu parler d'une sémiotique de la bande dessinée, de la photographie, de la publicité…

L'analyse sémiotique d'un texte tente, en règle générale, d'embrasser les trois niveaux et cela dans un ordre choisi par le chercheur. Toutefois la méthode greimassienne s'est construite d'abord sur la grammaire narrative et il est fréquent que l'analyse s'arrête à ce premier niveau. La découverte des structures profondes est apparue plus tardivement et a été suivie par l'analyse discursive. Cette dernière s'est imposée dans la description de textes figuratifs mais non narratifs et s'est révélée nécessaire dans l'étude de discours argumentatifs, exhortatifs, bref non exclusivement littéraires. On assiste actuellement à un recentrage, et cela même en sémiotique littéraire, sur la discursivité. Ce nouveau courant émane de l'importance accordée à l'énonciation, appelée encore par A.J. Greimas la discursivisation, définie par l'actorisalisation, la spatialisation et la temporalisation. L'énonciation est un mécanisme autonome de mise en discours et joue sur la compétence mais aussi sur la performance. La syntaxe discursive place en son centre l'acteur ainsi que sa position dans le cadre spatio-temporel du récit et supporte l'organisation spécifique des contenus manifestes ou qui peuvent se manifester dans les textes. L'instance d'énonciation, et par là l'analyse discursive, empruntent à l'analyse narrative toutefois certains auteurs tels J.Cl. Coquet 578 , en arguant de l'autonomie de la discursivité, conteste la nécessité d'une analyse totale du parcours génératif et il arrive que l'on rencontre une analyse sémiotique uniquement basée sur le niveau discursif.

Notes
563.

A.J. Greimas, J. Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, T.1, Hachette éd., 1979, p. 345.

564.

F. de Saussure, op. cit.

565.

L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Minuit éd., 1971.

566.

Groupe d'Entrevernes, Analyse sémiotique des textes, P.U.L. éd., 1979, p. 9

567.

Idem

568.

A.J. Greimas, J. Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage.,T. 2, Hachette éd., 1986, p. 69.

569.

A.J. Greimas, Du sens. II. Essais sémiotiques, Seuil éd., 1983, p. 49.

570.

Idemp. 64.

571.

Groupe d'Entrevernes, op. cit., p. 92.

572.

Une isotopie est définie comme la récurrence de sèmes (unités minimales de contenu).

573.

Groupe d'Entrevernes, op. cit., p. 115.

574.

J. Courtès, Sémiotique narrative et discursive, Hachette éd., 1993, p. 50.

575.

Groupe d'Entrevernes, op. cit., p. 123.

576.

A.J. Greimas, J. Courtès, T. 2, op. cit., p. 37.

577.

A.J. Greimas, Du sens. Essais sémiotiques, op. cit., p. 136.

578.

J. Cl. Coquet, Sémiotique. L'école de Paris, Hachette éd., 1982.